100 albums essentiels du Reggae
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100 albums essentiels du Reggae

Ancien rédacteur en chef de Reggae Massive (RIP), aujourd'hui journaliste chez RFI, Bertrand Lavaine a publié dernièrement chez Scali un bouquin intitulé "100 albums essentiels du Reggae". Il n'en fallait pas plus pour attiser notre curiosité et rencontrer l'un des deux auteurs de ce livre. La discussion est ouverte... Tout d’abord comment est venue l’idée de ce bouquin ? Olivier Cachin avait écrit « Les 100 albums essentiels du rap », paru fin 2006. Comme le livre s’est plutôt bien vendu, l’éditeur était partant pour adapter cette formule au reggae. Ce qui est étonnant, c’est la participation d’Olivier Cachin. Toi tu as une longue histoire avec le reggae, tu as dirigé un mag, tu écris encore beaucoup à propos de cette musique mais Cachin est plutôt issu du rap, non ? Pourtant, c’est bien Olivier qui est à la base de ce projet auquel il m’a demandé de participer. C’est vrai qu’on a bien plus l’habitude de le voir parler de rap, un domaine dans lequel il fait un peu figure d’“expert” depuis l’émission TV Rapline. Mais si on se souvient des magazines dont il a été rédacteur en chef (L’Affiche, Radikal) et auxquels j’ai participé comme pigiste, il y avait aussi une bonne dose de reggae dedans. Il aime cette musique, et il y a des périodes de la musique jamaïcaine sur lesquelles il est incollable ! Comment avez-vous travaillé ensemble ? Quand on est arrivé à notre sélection de 100 albums faite en commun, on s’est partagé le travail. Au plus, cette répartition nous a pris cinq minutes : je sais ce qu’aime Olivier dans le reggae, et lui aussi connaît mes préférences. C’était vraiment complémentaire. Chacun a fait ses textes, mais on a naturellement échangé, partagé nos infos pour avoir le plus de matière possible. L’aspect du livre est très beau, comment s’est passé la « réalisation » du bouquin d’un point de vue graphique ? Avez-vous eu votre mot à dire ? C’est davantage Olivier qui a suivi cette partie du travail réalisé par le maquettiste. Auparavant, on avait essayé au fur et à mesure de réunir les illustrations qu’on souhaitait voir dans le livre. Pourquoi avoir choisi une préface d’Alpha Blondy ? Alpha avait, à mon sens, toutes les qualités pour remplir ce rôle : d’abord, il reste un artiste référence dans le monde du reggae et sa popularité ne se limite pas à ce seul cercle. Ensuite, j’ai toujours apprécié (ce qui ne veut pas dire adhérer) ses analyses, ses commentaires sur un fait ou une situation, sa vivacité d’esprit, ses talents de conteur avec en prime un vrai sens de la formule ! Et puis, il est africain, ce qui est à la fois un symbole (l’Afrique est la terre mythique des rastas) et une façon de rappeler que le reggae a su devenir un genre international. En plus, il avait également une actualité avec son album « Jah Victory ». Toute sélection étant subjective, peux-tu nous en dire plus sur les critères qui ont prévalu dans la vôtre ? Tu as raison de parler de subjectivité. C’est pour cela que le livre ne s’intitule pas « Les 100 albums essentiels du reggae » mais « 100 albums… ». Si tu prends un quart d’heure, tu vas trouver déjà 100 albums qui te paraissent essentiels. Ça va très très vite. Et puis tu te rends compte qu’il faudrait ajouter celui-ci, celui-là… Avec Olivier, nos listes respectives ne se recroisaient pas complètement et ça nous a permis d’affiner, de discuter certains choix. Dans la même carrière d’un artiste majeur, plusieurs albums peuvent être essentiels. Dans ce cas d’“égalité”, on a parfois privilégié tel album pour sa pochette puisque le côté “visuel” compte dans ce livre. Parfois, on a choisi de ne pas prendre celui qui aurait semblé le plus évident. C’est un équilibre. On a également cherché à être représentatif, avec quelques artistes féminines, du dub, des disques-ovni qui “disent” quelque chose, des artistes francophones parce qu’on est francophone et qu’il n’y a pas de raison de négliger cet aspect… Essayer de n’oublier aucun pan de cette musique, sans pour autant que cela dirige nos choix. Comment s’est passée la rédaction du bouquin ? Il y a pas mal d’extraits d’interviews notamment. Les avez-vous réalisées juste pour l’occasion ou les avez-vous ressortis de vos archives ? On a effectivement utilisé toutes nos archives (magazines, livres, vidéos, interviews faites à d’autres occasions…), mais nous avons aussi réalisé bon nombre d’interviews spécialement pour ce livre afin d’avoir le plus d’infos sur les albums dont nous parlons. Pour Gentleman, Anthony B ou les Skatalites, par exemple, on a profité de leur passage à Paris l’an dernier. Parfois, cela s’est fait par email, comme avec Mad Professor, ou Clinton Fearon des Gladiators. Ou encore au téléphone, lorsque j’ai réussi à retrouver Althea, du duo Althea & Donna. Cela faisait près de 25 ans que personne ne l’avait interviewée, et elle était assez surprise ! Pourquoi avoir choisi de commencer votre sélection en 1972 avec Jimmy Cliff, quelques temps après la naissance du reggae ? Essentiellement pour deux raisons. Je ne me vois pas affirmer que tel album marque la naissance du reggae car ce n’est pas comme cela que je vois les choses. Une musique ne nait pas en un jour, elle est le fruit d’une évolution. Mais on remarque a posteriori qu’il y a eu plusieurs événements significatifs pour le reggae en 1972 : le film « The Harder They Come » qui sert d’introduction à la culture reggae dans de nombreux pays, et la sortie de « Catch A Fire », le premier album des Wailers produit par Island ET destiné au marché international. Evidemment la sélection subjective il y a quelques surprises sur lesquelles j’aimerais revenir. La première est la présence de Sinead O’Connor qui a étonné beaucoup d’amateurs qui n’avaient pas du tout apprécié son album… comment arrive-t-elle dans votre classement ? Qui pouvait penser que Sinead O’Connor, artiste irlandaise de renom, ferait un album en reprenant des standards reggae ? « Throw Down Your Arms » n’était pas un coup commercial. La démarche de la chanteuse était sincère, elle n’est pas du genre à tricher : on sent bien que pour elle il y avait un vrai besoin de rendre hommage à cette musique qui l’a marquée notamment par sa spiritualité. Au passage, je rappelle qu’elle avait sorti deux ans avant l’album « She Who Dwells in the Secret Place of the Most High Shall Abide Under the Shadow of the Almighty », évidemment très religieux voire même liturgique puisque le titre est tiré du Livre des Psaumes. Il y avait déjà une reprise d’un titre de Pablo Moses dessus. Pour revenir à l’album « Throw Down Your Arms », je comprends que ses interprétations peuvent sembler surprenantes, car avec sa voix elle donne au reggae un côté très éthéré (pas étonnant d’ailleurs qu’elle reprenne les Abyssinians). Ce n’est pas un disque facile, j’en conviens tout à fait. Je me souviens qu’il m’a fallu plusieurs écoutes pour être séduit par ces morceaux qui sont quand même joués par une équipe de qualité : Sly & Robbie, Mikey Chung, Robbie Lyn, Sticky, Dean Fraser, David Madden… Voilà quelques raisons suffisantes à nos yeux pour la mettre dans notre liste (qui n’est pas un “classement”). Finir le bouquin sur elle n’est-ce pas un peu provocateur ? Non, sauf à considérer que les artistes qui ne viennent pas de la planète reggae n’ont pas le droit d’y faire une incursion, que le reggae doit rester la propriété de ceux qui s’y consacrent exclusivement, parce qu’ils sont jamaïcains, rastas ou je ne sais quoi d’autre. C’est tout à fait emblématique de conclure le livre sur ce disque. Entre « The Harder They Come », premier album de notre sélection paru en 1972, et « Throw Down Your Arms » de Sinead O’Connor, on voit le chemin parcouru par le reggae, la dimension planétaire qu’il a pris. Ce qu’il véhicule peut toucher des artistes venant d’autres horizons mais en même temps la Jamaïque reste toujours une référence. Vous parlez de l’album de Nuttea, « Un signe du temps », là encore on peut se questionner sur ce choix. Cet album vous semble-t-il indispensable et pourquoi dans la mesure où beaucoup d’amateurs l’ont considéré comme très moyen et ont jugé qu’il était plus proche de la variété française que du reggae stricto sensu ? Sans vouloir jouer sur les mots, nous ne l’avons pas jugé “indispensable” mais “essentiel”, comme l’indique le titre du livre. Il y plusieurs raisons pour lesquelles un album peut être “essentiel”, et le succès commercial en est une aussi valable que d’autres. Après « Aux armes etc. » de Gainsbourg, « Un signe du temps » de Nuttea est l’album de reggae fait par un français qui s’est le plus vendu. Ce n’est pas rien ! Quant à la qualité de l’album, je ne vois pas du tout en quoi il est plus proche de la variété que du reggae : le disque commence par « sonate pour un petit soundboy » avec des lyrics qui ont fait la réputation de Nuttea en sound system (a-t-on déjà oublié à quel point il y était redouté ?), il ya des titres très dancehall, d’autres complètement lovers reggae, un style qu’a toujours affectionné Nuttea. Je trouve que c’est un disque tout à fait réussi sur le plan artistique, avec une réalisation très soignée d’Handel Tucker. Pour info, je rappelle que l’album a commencé à bien marcher près d’un an après sa sortie, tiré par le single « Poom Poom Short ». Pour moi, ce n’est pas parce qu’un artiste a du succès qu’il n’est plus intéressant ou qu’il s’est vendu au système. Dans le genre commercial vous ne citez ni Sinsemilia, ni Tryo, qui pour le coup ont vendu presque autant que Nuttea. Pourquoi ? Les groupes qui tu viens de citer ne font pas une musique commerciale par nature (si on connaissait la recette d’un tube, ça se saurait !). Leur histoire prouve plutôt le contraire, mais à un moment leurs formules ont rencontré l’adhésion d’un large public. Quand tu fais des chansons, ce n’est pas pour les seuls murs de ta chambre, tu as envie de les partager. Si ces groupes ne sont pas dans notre sélection, c’est simplement parce que pour moi Tryo relève plus de la chanson française et que Sinsémilia déborde largement du cadre reggae, même si l’influence de la musique jamaïcaine est évidente dans la musique et les textes de ces deux formations. Etrangement on ne retrouve pas le 1er album d’Admiral T (2003) qui, lui, a véritablement marqué le milieu et les amateurs de reggae ? y-a-t-il une explication ? Oui. Il n’y avait que 100 places sur notre liste – qui encore une fois n’est pas un classement des meilleurs albums reggae. Ce disque d’Amiral T aurait effectivement pu figurer dans le livre, mais il n’y avait aucune prétention de notre part à être exhaustifs. De même on retrouve très peu, voire aucun, artistes de la génération émergente new roots tels que Chezidek, Gyptian, Fantan Mojah, Ras Shiloh ? Ça ne veut pas dire qu’ils ont fait de mauvais albums ! Personnellement, j’ai pas mal écouté « Inna Di Road » de Chezidek. Mais c’est comme pour Admiral T : certains des artistes que tu mentionnes auraient sûrement leur place dans un deuxième volume des « 100 albums essentiels » ! Finalement si tu devais garder trois albums qui t’ont marqué lesquels garderais-tu et pourquoi ? C’était déjà très compliqué de se limiter à 100 albums pour le livre, alors passer à trois…. Aujourd’hui, à l’instant « t », je te dirais « Survival » de Bob Marley, « Live & Direct » d’Aswad et « Confidence » de Gentleman. Ils touchent à la perfection, de la première à la dernière seconde. Cela nous amène à élargir un peu le débat. Toi qui observe et apprécie cette musique depuis longtemps comment juges-tu cette nouvelle génération que d’autres appellent One Drop ? J’aime le reggae roots, ça a été ma porte d’entrée dans le monde de la musique jamaïcaine, et j’ai peut-être une sensibilité – et une exigence – plus prononcée pour les artistes de cette mouvance. Le dancehall, tel qu’on l’entend aujourd’hui, a sa fonction. Et le One Drop aussi. L’un a besoin de l’autre, c’est une question d’équilibre. Quels sont tes derniers coups de cœur en terme de reggae ? Sans hésiter, « Jah Victory » d’Alpha Blondy. Puis Ottentik Street Brothers (OSB), un groupe mauricien qui a sorti l’album « Revey Twa » et des CD/DVD live « Ragga donn sa » de grande qualité. J’aime bien aussi l’album « Parables » de Tarrus Riley, « Jah Is My Navigator » de Luciano, « Ticklah vs Axelrod » de Ticklah. Je suis également curieux d’entendre les prochains titres de la chanteuse Tessanne qui m’a surpris avec son single “Hide Away” et cette aptitude à passer du reggae-guimauve au reggae très rock. Suis-tu un peu l’émergence de nouveaux talents en métropole et dans les DOM TOM ? Bien sûr. Je me suis même un peu spécialisé dans ce registre quand j’ai commencé à écrire il y a une douzaine d’années. Et à l’époque, il faut rappeler que cette scène était généralement traitée avec un certain dédain par bon nombre d’“experts” reggae. Au mieux, elle provoquait l’indifférence… La situation a beaucoup changé, même s’il existera toujours quelques poches de résistance d’intégristes. Le reggae fait en France et dans les Dom-Tom a énormément progressé depuis quinze ans, il n’y a pas l’ombre d’un doute. Il a fallu digérer, assimiler puis restituer l’influence des artistes jamaïcains. J’essaie d’être attentif à ce qui se fait, de La Réunion aux Antilles, en passant les régions métropolitaines. De Kom Zot à Krys, en passant par Dub Inc, Tu Shung Peng… Quel regard portes-tu sur les médias reggae en général et en particulier sur la situation de la presse reggae actuelle qui se limite à Natty Dread (ndlr : à l'époque de l'interview Reggae Vibes n'était pas apparu)? Les recettes d’hier ne fonctionnent plus aujourd’hui, il faut être lucide. La presse reggae n’a pour moi quasiment plus de raison d’exister. Les sites Internet tels que reggae.fr ou reggaefrance.com, entre autres, ont changé la donne. Et c’est tant mieux : l’information circule plus vite, elle peut être plus complète avec du son en ligne, des vidéos. C’est plus démocratique, chacun peut participer, donner son avis grâce aux forums. Prenons l’exemple d’une tournée d’un groupe : un magazine se contentera de l’annoncer en amont. Avec le web, dès les premières dates, grâces aux différents avis exprimés, on pourra savoir si ça vaut le coup d’aller voir tel artiste ou s’il vaut mieux rester chez soi. Ça aide à se forger une opinion. Idem sur les nouveaux albums. Et dans ce contexte, le journaliste-rédacteur ne peut plus se permettre de raconter n’importe quoi, sinon il va se faire dégommer rapidement. Où te situes-tu par rapport à l’explosion du mp3 illégal qui a des incidences très sérieuses en JA, en particulier sur les producteurs de musique ? J’ai l’impression que nous sommes dans une phase de transition : le format album est mort ou presque, comme le support CD. Le mp3 illégal explose, mais le téléchargement légal a bien progressé aussi malgré tout. Toute la filière doit se reconstruire et trouver un nouvel équilibre. En tout cas, je crois que si le téléchargement illégal a fait tant de dégâts, c’est simplement qu’il y a une inadéquation entre le prix des albums et leur qualité globale. On a voulu remplir les CD avec 16 ou 17 titres, mais s’il n’y en a que 3 ou 4 de bons, pourquoi dépenser entre 15 et 20 euros ? A mon avis, il y a des leçons à tirer du côté des producteurs et des maisons de disques, mais encore faut-il qu’ils prennent la peine d’ouvrir les yeux, de se remettre en question au lieu de se borner à montrer du doigt les méchants consommateurs qui téléchargent illégalement et “volent” les artistes. Enfin pour finir parle nous un peu de tes projets et de quand et où on aura le plaisir de lire tes prochains textes, chroniques ou interviews ? Je travaille essentiellement avec Radio France International pour le site rfimusique.com. Mais je ne me consacre pas exclusivement au reggae, même si j’essaie toujours d’en parler autant que possible.
Par West Indian
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