Bob Marley par Francis Dordor
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Bob Marley par Francis Dordor

Nous avons rencontré Francis Dordor à l'occasion de la sortie de sa biographie sur Bob Marley intitulée : "Bob Marley, destin d'une âme rebelle". Le livre revient en 488 pages sur la vie et la carrière de celui qui reste la plus grande star que le Reggae ait connu. Rencontre.


Pourquoi avoir écrit un bouquin de presque 500 pages alors que tu avais déjà sorti une biographie chez Librio et un ouvrage illustratif chez Casterman ?

Les deux premiers ouvrages celui chez Librio et l’autre chez Casterman étaient des ouvrages abrégés. Ils étaient plus de l’ordre de l’opuscule. Et puis je me disais que un ouvrage plus conséquent sur Bob Marley, il y en a eu beaucoup qui sont parus en Angleterre, auxquels je fais d’ailleurs référence, mais en France le sujet avait été moins traité. il restait des choses à explorer.
La biographie qui fait référence, celle de Stephen Davis, date du début des années 90, donc ça remontait à quelques années et je me disais que peut-être il aurait été intéressant de faire un point sur ce personnage. A cela s’ajoutent trois raisons qui m’ont un peu décidé. D’une part que j’ai connu Bob Marley et aujourd’hui je me rends compte que c’est quand même un privilège que d’avoir connu ce grand homme. Deuxièmement, la distance nous permet aujourd’hui d’avoir un certain recul sur la mythification de ce musicien devenu une légende - et il y en a finalement assez peu de sa génération qui nous soient aussi proche - et avec une résonnance actuelle assez importante qu’il me paraissait essentiel de relever. Et la dernière raison c’est qu’un jour j’ai reçu l’appel d’une personne qui s’appelle Olivia de Dieuleveut, qui est éditrice chez Flammarion qui m’a proposé sans que je lui demande quoi que ce soit d’écrire ce livre. Ces différentes raisons m’ont amené à me replonger sur ce sujet, à essayer de creuser un peu plus, d’aller un peu plus loin et de sonder un peu cette profondeur parce que à chaque fois que ce soit la musique ou en lisant des trucs à son sujet, c’est un sujet infini. Tu te rends bien compte que ça soulève tellement de questionnement aussi bien sur l’Histoire que sur l’époque contemporaine que c’est pour moi un personnage clef, un personnage central de toute une problématique.

Tu as lu aussi le bouquin de John Masouri sorti plus récemment sur Bob Marley et les Wailers ?

Je m’en suis un peu inspiré notamment pour certaines informations, car il oriente surtout son travail sur la personnalité d’Aston "Family Man" Barrett qui est un personnage essentiel. Je me suis donc intéressé à cet ouvrage, mais également à celui de Viviane Goldman et à son ouvrage sur Exodus. Viviane était une consœur de l’époque où l’on fréquentait le milieu jamaïcain. J’ai également pris connaissance d’autres ouvrages car tu ne peux pas écrire une bio de Bob Marley sans en tenir compte.
Moi j’ai mes souvenirs, mes reportages, mes impressions personnelles, mais il y eu également des tas de gens qui ont été décisifs, je pense notamment aux travaux d’Hélène Lee sur  les rastas et qui a été une pionnière. Et je dirais que ce travail a été fait aussi avec le travail, l’apport, les informations, l’ensemencement de tous ces gens-là, mais un peu à ma manière : avec un once d’ironie et de modestie des évangélistes. C’est-à-dire que moi ce qui me plaisait aussi c’était l’histoire de ce mec. C’est une histoire qui un peu à la manière de celle de Jésus Christ tu peux la raconter de différentes manière, la prendre sous différents angles et à chaque fois en trouver une vérité. C’est ça qui est assez fascinant. C’est ce que je dis un peu, c’est un évangile des temps modernes et j’étais tout à fait raccord avec cette ligne-là parce que j’aime bien raconter des histoires, et celle-là elle te donne effectivement plein d’ouvertures…

Tu peux nous raconter un peu les circonstances dans lesquelles tu as été amené à le côtoyer ?

Bob Marley moi je l’ai rencontré dans les 5-6 dernières années de sa vie. Mon entrée dans le reggae comme je le raconte au début ça date de 1973 et la sortie de « Catch Fire » où j’arrive dans un magasin à Paris qui s’appelait l’Open Market et je tombe sur ce disque complètement énigmatique, qui a la forme d’un briquet par un groupe qui s’appelle les Wailers et que je ne connais absolument pas, je ne connais pas le reggae et rien de tout ça.
L’objet m’intrique, je le ramène donc chez moi et là j’ai un choc physique et intellectuel parce que plein de choses se mettent en mouvement. Je me dis que c’est une musique extraordinaire qui me déstabilise complètement et en même temps qui m’en impose. Donc, j’ai commencé à partir de là à creuser le sillon du reggae, à m’y intéresser, à savoir ce qu’été un peu l’histoire de la Jamaïque, celle du reggae et celle des rastas car c’est indissociable, et un an après j’ai commencé à écrire dans un journal, un des deux mensuel de rock qui s’appelait Best dont je suis devenu rédacteur en chef à la fin des années 80 et donc assez naturellement j’en suis venu à suivre Bob Marley. J’ai été en 1975 à Londres pour assister à son concert au Lyceum qui a donné lieux à l’enregistrement Live de l’album « Live ! ». Évidemment j’avais sur scène la confirmation de tout ce que je pressentais c’est-à-dire un phénomène extraordinaire, quelque chose qui sortait de la norme, un personnage, un héros, un héros né, un musicien comme on en avait pas vu pour moi en tant que fan de rock depuis toute cette aura rock’n’roll des Jimi Hendrix, Bob Dylan des années 60 ou Jim Morrison. Et là, il y avait un mec qui arrivait avec un langage musical totalement nouveau et cette même aura, ce truc magnétique invraisemblable. À partir de là j’ai commencé à aller plus loin.
Deux ans plus tard, en 1977, Bob Marley est venu en France pour la première fois c’était au moment de l’Exodus tour au mois de mai et j’avais eu l’idée, en sachant que Bob était passionné de football d’organiser avec Phonogram, qui distribuait les albums à l’époque, un match de foot. Ce match a été tourné en opération médiatique avec les radios, télés et beaucoup de journalistes. Il y avait quelques Wailers qui jouaient dans l’équipe mais il manquait certains de ses collègues avec lesquels il jouait à Londres et donc avec quelques journalistes on a intégré l’équipe des Wailers et on a joué contre une équipe qui s’appelait les Poly musclés qui était une équipe de gens du métier de la télé, acteurs, etc… et on a fait ce fameux match qui après a fait couler beaucoup d’encre, car c’est après ce match que Bob a été blessé par un des joueurs adverses…

Tu as le nom du joueur qui a blessé Bob?

J’ai republié la photo mais alors le nom je ne saurais pas te le dire. Nous étions face à des gens que je ne connaissais pas. Certains je les connaissais de vue pour les avoir vus dans des émissions ou des séries télés mais ce n’était pas des JP Blemondo ou des gens connus.
Il y a eu ce fameux incident qui a fait que durant la deuxième mi-temps, Bob s’est retiré et est allé se mettre derrière le but d’où il dirigeait l’équipe car il ne pouvait s’empêcher d’être le chef d’orchestre. A la suite de ça il a eu cette blessure à l’orteil dont on sait les conséquences ; le truc qui ne guérit pas, le cancer qui commence à gagner et puis ça a été le début de la fin. J’ai été amené à le voir encore une fois à Londres avant son retour en Jamaïque.

Tu l’avais interviewé ?

Oui oui je l’ai interviewé à Londres d’ailleurs la photo est publiée. J’avais déjà fait une conférence de presse avec lui mais des interviews j’en ai fait quelques-unes, la dernière étant en 1980 exactement un an avant sa mort chez lui, à Hope Road, et qui va clore 5 années où j’ai suivi son parcours et sa période d’épanouissement, et son accession à ce statut de star mondiale.

Avant d’en arriver à ce statut-là, ce qui est vraiment intéressant dans le bouquin c’est que tu prends le temps d’intégrer Bob dans son évolution musicale, dans  son parcours et en particulier ce qui surprendra peut-être les plus jeunes, le fait que Bob a beaucoup galéré au début. Tu racontes cette anecdote du premier enregistrement chez Coxsone sur le first shoot, où Bob chante faux.

Je tiens à l’anecdote c’est Lloyd Knibbs le batteur des Skatalites qui me l’a racontée. Effectivement pendant cette première séance à Studio One, il convoque les musiciens qui se rassemblent dans la salle. Mais il faut savoir qu’à l’époque Studio One ça fonctionnait comme une usine, les groupes se succédaient, ils enregistraient un ou deux morceaux pour un single par ce qu’on en était pas encore à l’époque des albums. Il y avait une espèce de chassé-croisé entre les musiciens et il fallait que les choses tournent et soient carrées…

Coxsone était un mec qui avait à la fois une sensibilité artistique indéniable, il n’aurait jamais construit ce label et produit ce qu’il a produit si ça n’avait pas été le cas, mais c’était aussi un commerçant et Dieu seul sait qu’il fallait que la maison tourne. Les choses allaient comme ça et ils étaient tellement dans une dynamique de production intensive que pour eux il était clair que le groupe arrivait, faisait son truc et repartait.
Un jour, les Wailers sont arrivés sauf que eux ils découvraient tout cet environnement même si Marley avait enregistré un 45 tours chez Beverly avant. Ils tombaient avec des musiciens professionnels comme Lloyd Knibbs, Jackie Mitoo ; Tous ces gens-là étaient des artistes qui avaient déjà un pedigree de musicien important et donc pour eux ça devait tourner. Et il s’avérait que ce jour-là, Bob n’était pas au point et que la première prise était vraiment un ratage complet. Du coup c’est Lloyd Knibbs qu’a été le trouver pour lui dire « voilà faut que tu rentres à tel moment… » et Marley a effectivement réussi à se reprendre et finalement à faire une bonne version.
Ce qu’il faut dire aussi c’est que de l’avis de tout le monde, dans les Wailers originaux le plus musicien en fait ce n’était pas Bob Marley, en fait c’était Peter Tosh. Il avait déjà une technique à la guitare que Marley n’a jamais eue. Ce qui peut expliquer aussi que, ç cette époque, c’est été une limite pour lui, mais aussi peut-être une force.  Car c’est dans ce cadre musical, dans ce cadre extrêmement étroit qu’il a finalement réussi à produire une musique super simple, super spontanée et accrocheuse. Il n’avait pas ce que peuvent avoir certains musiciens c’est-à-dire la virtuosité mais qui peuvent parfois aller vers la dissolution, le trop baroque. Chez Bob Marley, c’est direct parce qu’il a finalement un langage musical extrêmement élémentaire. Quand tu écoutes un morceau comme « Redemption Song » c’est à peine trois accords et harmoniquement c’est super simple.

Est-ce donc selon toi pour ça que Bob est aussi accessible et qu’il a réussi grâce à Blackwell à dépasser le cadre du style de musique auquel il appartenait pour finalement devenir un style de musique à part entière ? A tel point, d’ailleurs, qu’aujourd’hui, quand on regarde les ventes de disques, Bob Marley vend chaque année plus que tous les artistes de reggae réunis, alors qu’il est mort depuis plus de vingt ans bientôt trente.

Ça, c’est un grand malheur, Marley c’est l’arbre qui cache la forêt. Ce qui est vrai c’est que de son vivant ce n’était pas un vœu, ce n’était pas quelque chose qu’il souhaitait. Il avait une ambition qui était extrêmement forte, mais il avait une ambition pour toute la communauté musicienne jamaïquaine. Ce n’était pas quelqu’un qui faisait obstruction. Et là je ne citerai pas un exemple, mais j’en ai un en tête, d’un musicien africain qui lui serait plutôt comme ça, à savoir qu’il n’aime pas qu’on lui fasse de l’ombre.
Marley il a quand même signé sur son label Burning Spear. S’il ne s’était pas fâché avec Tosh, Peter aurait pu faire parti aussi de son écurie. Il avait vraiment l’intention de construire un studio. Il ne l’a pas fait de son vivant mais le grand studio Tuff Gong à Marcus Garvey drive en est la preuve qu’il avait quand même l’intention de faire quelque chose pour la communauté musicale jamaïquaine et il était aussi dans le développement d’artistes. Il y avait ses enfants les Melody Makers, Nadine Sutherland, il y avait plein de gens qu’il aidait. Les gens de la communauté de Twelve Tribes qui étaient à l’intérieur que ce soit les Israël Vibration ou tous ces gens-là. Il était très pote avec Jacob Miller. Il avait véritablement une empathie pour tous ces musiciens. Et donc à son corps défendant il a un peu fait obstruction au niveau notoriété pour le restant de la communauté. Maintenant c’est aussi le fait d’un public. C’est malheureusement le cas pour d’autres choses. Par exemple pendant longtemps la musique africaine c’était Youssou N’dour et personne ne voulait savoir ce qu’il y avait autour. Dans certains genres musicaux, c’est comme ça.

Mais est-ce que tu penses que c’est la simplicité, parfois désarmante,  de certains de ses morceaux d’un point de vue musical qui a facilité la compréhension et le rapport qu’ont eu et qu’ont pu avoir les gens avec Bob Marley ?

Bien sûr , il avait cette phrase où il disait qu’il voulait que sa musique soit comprise par les enfants ; tu ne peux pas faire plus élémentaire que ça. D’ailleurs dans la vidéo de « Is this love » je crois, on le voit à Londres en train de faire une ronde, une farandole avec des enfants, avec une exceptionnelle simplicité.
Ses chansons sont super élémentaires, elles sont super simples ; elles sont avenantes. Elles viennent à toi autant que tu viens à elles, elles t’attirent et rayonnent d’une chaleur simple. Il y a une espèce de rigueur de structure à l’intérieur, où rien n’est en trop, rien n’est en moins.

Je raconte souvent cette anecdote, : quand ça ne va pas bien au réveil le matin, je mets un disque de Bob Marley et c’est comme si je passais sur une table de mixage, tous mes niveaux sont remis à l’équilibre, la balance est faite. Pour ça c’est un des rares artistes. Je prends un autre exemple, celui d’une artiste qui s’appelle Michèle Negli Occello qui est pour moi une des grandes artistes afro-américaines apparue ces 15 dernières années. Un jour je l’ai interviewé et elle m’a dit qu’à l’époque juste après le 11 septembre elle était dans une période de grande dépression due à sa particularité de femme noire lesbienne et musulmane (ce qui est un tissu de contradictions énorme) et à la tension vis-à-vis de la communauté américaine, elle est partie vivre dans une cabane à Woodstock, dans une forêt de l’état de New-York. Elle avait deux choses avec elle pour se guérir, les disques d’Arvo Part qui est un musicien contemporain d’Estonie et les disques de Bob Marley. Elle m’a dit : « c’est avec ça que je me suis reconstruit ». Et en fait, c’est aussi ce rapport-là chez Marley qui m’intéresse, c’est cette capacité à arriver à transmettre à chacun de nous cette reconstruction en tant qu’individu que lui-même a vécu à travers le reggae. Et cela semble fonctionner pour nous et pour les générations qui se suivent puisqu’aujourd’hui encore il a cette fonction-là et il reste ce repère voir ce pilier auquel on se raccroche continuellement.

C’est paradoxal parce qu’on évoque cette simplicité musicale qui va toujours avec une sorte de gaieté latente, et pourtant au niveau des paroles on est très souvent dans des paroles très engagées, constamment graves, parfois violentes qui appellent souvent à une prise de conscience de chacun qu,i même si le but est de positiver, sont parfois dures. Dans quelle mesure cette simplicité musicale apparente a pu servir ces messages-là qui souvent étaient graves et qui même dans des pays anglo-saxons ont fait de lui une grande star malgré leur aspect peu « politiquement correct » du moins pour beaucoup ?

C’est toujours un questionnement pour moi parce que Marley c’est comme un feu qui te renvoie plusieurs reflets à la fois. C’est donc simple et en même temps très complexe. C’est ça la complexité d’écrire un bouquin sur Bob Marley c’est de conjuguer cette simplicité du moins formelle, parce que c’est quelqu’un qui avait visiblement un cadre formel sûrement dû au fait qu’il soit un autodidacte pas un musicien. Il a quitté l’école à 14 ans, il avait donc un savoir scolaire extrêmement basique. Il s’est beaucoup enrichi à travers ses lectures notamment celle de la Bible ou à travers l’enseignement qu’a pu lui fournir Mortimer Plano et son engagement auprès de la communauté rasta. Après au-delà de ça il y a l’instinct, l’homme qui ressent des choses que nous-mêmes ne sommes pas capables de ressentir. C’est un mec qui a une lucidité incroyable et la preuve est que beaucoup de ces chansons pourraient être écrites aujourd’hui pour commenter le temps présent.  Ça c’est indéniable. Tu regardes les chansons de « Survival » ou d’autres et tu te dis mais c’est complètement contemporain. Il évoque tous les problèmes, toutes les crises que l’on traverse il les avaient senties. C’est quelqu’un qui avait un flair extraordinaire.

Par ailleurs, tu as raison quand tu évoques, ses engagements politiques ou ce côté politiquement incorrect, parce que c’est un marginal, c’est un âme rebelle, c’est quelqu’un qui a vécu à la marge de la société sans le souhaiter à l’origine. Il est rejeté par sa famille blanche, celle de son père ancien capitaine de la marine marchande britannique. Il est rejeté par la société parce qu’il est aussi métis dans un monde à 90% noir et dans lequelle la hiérarchie qu’impose les couleurs de peau est extrêmement sensible. Il est rejeté économiquement parce que sa mère est une pauvre fille de paysan. Il vit dans un quartier qui s’appelle Trench Town où vit vraiment le rebus de la société, les plus misérables, et donc tout ça fait qu’il est constamment  dans un questionnement entre une révolte, une révolte physique, une révolte politique dans une dynamique d’inversion de l’ordre des choses.

Et puis il est aussi effectivement dans une réflexion qui est celle de son engagement dans la foi rasta. Cette dynamique entre cette sorte de violence intérieure qu’il ressent et puis ce sentiment, l’impression qu’il faut absolument dépasser ça lui permet d’arriver à cette profondeur de réflexion. On sent que c’est le produit d’une extraordinaire distillation de pensées, de pulsions et de réflexions. C’est constamment entre la pulsion et la réflexion et c’est ça qui fait sa grandeur et aussi le fait que c’est quelqu’un qui arrive à dépasser ça, qui arrive à cette hauteur de vue parce qu’à l’intérieur de lui-même c’est un combat permanent. C’est un métis il a en lui cette séparation qui fait l’histoire de la Jamaïque et du nouveau monde mais qui fait aussi toute notre histoire. C’est pour cela que d’une certaine manière dans l’introduction du bouquin j’ai tenu à remettre ce passage absolument fondamental d’une interview de l’écrivain Tony Morrisson qui dit que c’est la traite négrière qui a fait le monde moderne, on est le produit de tout ça. C’est ça qui a engendré le colonialisme, qui a engendré le racisme, c’est ça qui l’a justifié, c’est ça qui a fait que Auschwitz a existé, c’est ça qui a fait qu’aujourd’hui on est dans un monde où les gens se divisent. Tu sens que Marley il a vécu ça de l’intérieur et c’est cette espèce de combat qui fait, qu’à chaque fois, il arrive à atteindre une hauteur supérieure. C’est ça qui fait que ses chansons sont aujourd’hui aussi puissantes, aussi fortes, aussi pertinentes et aussi lucides.

Une chose intéressante qu’on remarque dans ton livre, c’est l’ évolution de Bob Marley par période et également par influences. Ce que j’aime bien, c’est que tu arrives à montrer, au travers de ses rencontres, la capacité de Bob d’ingérer puis de ressortir le meilleur de certaines personnes, devenues des amis ou restées des relations de travail. On peut se demander dans quelle mesure ces personnes ne sont pas rejetées à un moment donné où elles ne lui permettent plus d’accéder à quelque chose.

Ça c’est une des parts d’ombre. On le voit plus dans le bouquin de John Masouri. Moi je suis un iconographe, pas un iconoclaste. Mon propos était de raconter Bob Marley pour qu’il apparaisse le plus beau possible. Parce que pour moi encore une fois c’est quelqu’un qui est le produit de luttes personnelles, mais aussi qui les dépasse. L’histoire même de la Jamaïque est une histoire traumatique, une histoire dramatique de l’oppression d’une population par une autre, en minorité. Donc il est le produit de ça et des chansons comme « Slave Driver » en sont l’absolue traduction. Bob est dans cette problématique et il essaye de la dépasser. 

Mais par ailleurs pour quelqu’un qui voudrait faire abstraction de cet aspect de ce personnage, tu peux aussi ne voir que l’ambitieux, le musicien limité mais qui était dotée d’une force de travail exceptionnelle, ce qui v faire la différence entre lui et Peter Tosh. Là où Tosh produit un ou deux chansons par mois, Marley vas t’en produire 10. Ce qui fait que ce qui aurait pu être génial, fabuleux et faire un truc plus beau que ce que ça n’a été et surtout ce qui aurait pu éviter (mais ça je ne sais pas) la séparation du groupe c’est qu’il y ait eu un meilleur équilibre entre Tosh, Bunny Wailer et Bob Marley. Là on aurait pu avoir véritablement les Beatles jamaïquains. Mais il se trouve que Marley était beaucoup plus travailleur, beaucoup plus acharné dans son truc…

Et un peu moins intransigeant que ne pouvait l’être Peter Tosh ou Bunny Wailer, ce que Marley a reconnu…

Pas tant Peter que Bunny, qui lui était vraiment intransigeant. Le problème de Peter moi je l’ai vécu parce que j’ai fait une tournée avec Peter en 1978 ou peut-être un peu après je ne sais plus… Toujours est-il que son problème et Chris Blackwell me l’avait confirmé, c’est que bien souvent il disait oui et puis finalement après il disait non. Il pouvait revenir sur sa décision parce qu’il était dans une constante hésitation. Il ne savait pas comment manier le truc, comment gérer le monde blanc, le business, le show-biz.
Marley lui il a tout de suite vu qu’il y avait un intérêt et il était plus opportuniste, plus intelligent de ce point de vu là parce qu’il avait plus de facilité à s’adapter, Tosh pas du tout. Quant à Bunny, lui de toute façon c’était le « blackheart man » donc il s’était mis dans cette figure qui était « je refuse cet aspect-là ». Marley ce qui fait aussi son génie c’est ce côté chat qui retombe sur ses pattes et qui sait comment manier tout ça. Du coup, oui, il a profité. Mais ce qu’il faut savoir c’est que Leslie Kong, Coxsone, Danny Sims, Lee Perry, combien de gens ont profité de lui à ses débuts ? Il est aussi le produit d’une iniquité totale. Personne ne peut nier le fait qu’il a sorti le monde de la musique jamaïquaine du moyen âge et du féodalisme. C’était des gens exactement comme quand tu le vois dans « The Harder They Come » pour lesquels le producteur était le seul maître à bord : c’était lui et pas les artistes. Les artistes c’était juste des petits rouages qu’on utilisait. Les premières séances des Wailers à Studio One  était dure : on pressait le citron et on les jetait. C’était la manière de travailler de Coxsone ou de Duke Reid qui sortait le flingue.

Marley il a inversé ce rapport. La violence dont il est aussi porteur d’une façon symbolique ou littérale c’est aussi la violence qu‘il a ressentie, qu’il a vécue. Les humiliations constantes, le fait qu’on lui donne un billet comme ça de temps à autre pour bouffer. Coxsone l’a joué un peu plus paternaliste, mais au final il voyait bien qu’il allait devenir un serf au service de Coxsone et à un certain moment il a dit « non je vaux mieux ». Et cette réfection, ce coup de reins et cette volonté de sortir de briser les chaînes comme Spartacus, voilà qui est extraordinaire !

Marley a fait un truc étonnant et qui n’a été que le début d’une longue lutte parce que les droits d’auteur en Jamaïque, ils n’ont commencé à être reversé qu’en 1996 soit 15 ans après sa mort. Et musicalement je pense qu’il a fait un peu la même chose. Alors, on dit que pour « Redemption Song » il a été obligé de faire appel à Earl « Wia » Lindo parce qu’il n’arrivait pas à trouver le pont. C’est vrai qu’il était limité musicalement. Moi Tyrone Downie m’a raconté comment ils ont fait « Waiting in vain », donc tu sais qu’il utilisait aussi les Wailers pour tirer la meilleure substance. Maintenant le grand péché de Marley et tout le monde te le diras, les pour comme les contre, les amers ou ce qui s’en foutent, c’est qu’un moment de sa mort il n’a pas réglé les choses. Il n’a pas fait de testament, il n’a pas fait les comptes. Il aurait dû faire les comptes.
Interview à suivre…

Suite de l'interview ici

Par Sacha Grondeau
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