Hélène Lee: Interview
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Hélène Lee: Interview

En 1999, Hélène Lee sortait son livre intitulé Le premier rasta. Ce n'est que douze ans plus tard, et plus précisément le 27 avril prochain, que le documentaire du même nom sortira au cinéma. L'auteur est en effet partie en Jamaïque sur les traces de Leonard Percival Howell, initiateur et catalyseur du mouvement rastafari. Entretien très intéressant avec Hélène Lee:

Reggae.fr: La dernière fois qu'on se voyait c'était il y a 2 ans au Reggae Sunska. Tu nous confiais alors avoir des problèmes de financement pour le docu. Comment ça s'est passé finalement et avec qui as-tu travaillé pour la production ?
Hélène Lee: En 2009, voyant que personne ne voulait nous aider pour financer le film, et que la moitié de mes témoins étaient morts entre temps, un ami Mauricien, Percy Yip Tong, a insisté pour nos payer un tournage en Jamaïque avant que tout le monde ait disparu. Percy, c'est celui qui a "sorti" Kaya et le seggae, il nous a prêté ses économies destinées aux études de ses filles... Comme ça ne suffisait pas, le producteur Alexandre Perrier a vendu son appartement, moi j'ai eu un petit héritage, et chacun a mis ses petits sous dans le film... Sans parler du fait que des grands du montage (Evelyne Ranaivoarivony) et du son (Fred Grémeaux, J.C. Caron), et aussi Romain Castel, un jeune graphiste qui nous a fait une belle affiche, ont travaillé pour des tarifs ridicules...  Donc un financement entièrement militant et indépendant.

Comment passe t-on d'un livre à son adaptation documentaire ?
Le film n'est pas à proprement parler une adaptation du livre: les 2/3 du film sont des interviews originaux de témoins du Pinnacle, et le troisième tiers parle de choses dont je ne parlais pas dans le livre (les marins). Cette troisième partie relève de la recherche faite pour un autre livre, pas encore paru, qui s'appelle "Marins Séditieux des années 20", et pour lequel j'avais reçu une aide du Centre National du Livre. Mais le titre "le premier rasta" appartient à Flammarion donc on était obligés de mettre "adaptation".

Quelles sont les difficultés que tu as rencontrées pendant le tournage ?
En fait, le langage cinématographique a ses propres règles, beaucoup plus strictes que celles de l'écriture. Il s'agit de communiquer à des gens qui ne lisent pas l'essence d'une histoire extrêmement riche et compliquée. En plus, nous n'avions que deux ou trois photos de Howell, aucun film (sauf celui de son enterrement), aucun enregistrement de sa voix, la plupart de ses écrits ont été brûlés...Il fallait, en 86 minutes, faire découvrir ce personnage inconnu, et en même temps donner des clés pour la compréhension de cette époque cruciale de la mondialisation financière.  C'est notre pari: tout le monde peut comprendre la marche du monde.  On nous a reproché d'être trop "didactique" mais c'est un reproche qui ne me dérange pas. Le théâtre "didactique" de Brecht, ou les écrits révolutionnaires de B. Traven (le génial "Dans le pays le plus libre du monde", qui pour moi est un texte proto-rasta!) sont de superbes références. D'ailleurs ces auteurs écrivaient à l'époque des précurseurs rastas, dans ces années 20 où l'on se souciait encore du SENS. C'est précisément ce SENS que je revendique. Ce sens qui manque tant à la télé d'aujourd'hui, à la culture d'aujourd'hui... Mais le film ne se veut pas pour autant donneur de leçons. Il ne prend pas la place du spectateur, il donne seulement les informations. La seule leçon, s'il y en a une, c'est la dernière phrase: chacun doit réfléchir par soi-même.

As-tu découvert des choses ou compris certaines choses en faisant le documentaire, que tu n'avais pas perçues en écrivant ton livre ?
Fare ce documentaire m'a obligée à me demander ce que moi je pensais de tout ça. Ca m'a forcée à faire des choix. Quand on a une heure et demie pour tirer la substantifique moëlle de trente ans de recherche, ça oblige à faire un sacré tri. Et à se demander ce qui est vraiment important. Qu'est ce qui me paraît important aujourd'hui? Se réapproprier un pan de l'histoire. Le mouvement rasta appartient à tout le monde. Ce n'est pas un dogme ou une religion, c'est un guide de survie dans un monde devenu fou.

Ne penses-tu pas que la vision initiale altermondialiste et politique du mouvement rastafari est très largement occultée par la culture de masse et l'image que l'on donne habituellement des rastas ?
Evidemment le mouvement a été occulté de tous temps, même par les chercheurs. Rien n'a survécu. Et ça continue. A preuve par exemple le refus du CNC de nous donner l'aide à laquelle nous avions légalement droit, sous des prétextes mineurs de paperasses. Le reggae est un fantastique instrument de propagation de la réflexion rasta, et c'est pourquoi les hommes d'affaires ont mis la pression pour se débarrasser du reggae roots. Mais ça n'a pas marché. Comme l'occultation de Howell n'a pas marché. En Jamaïque même le ministre de la culture a voulu nous mettre des bâtons dans les roues, et nous a empêché de filmer aux archives. Mais ce message continue à passer, grâce au reggae, directement des producteurs aux consommateurs - des pauvres de Jamaïque aux pauvres du reste du monde. Ce film s'inscrit exactement dans cette démarche. C'est des pauvres qui parlent aux pauvres. Et quand les pauvres se mettent à réfléchir, ça fait peur.

Justement comment expliques-tu le lien très fort entre rastafari et la musique jamaïque, le reggae en particulier ? Et que penses-tu des messages radicaux adressés par certains artistes bobos notamment ? Sont-ils toujours en lien avec "Le Premier Rasta"?
Le reggae n'aurait pas eu son impact profond sans le message rasta. Et en échange, le mouvement rasta aurait été balayé par les persécutions s'il n'y avait pas eu le reggae. Ils dépendent entièrement l'un de l'autre.
Quant à la musique jamaïcaine moderne, manipulée par les multinationales et les politiciens, elle n'a plus grand chose à voir avec le mouvement de Howell, c'est vrai. Mais son message, qui'l soit bling bling, raciste, homophobe ou tout ce qu'on veut, ne prend pas vraiment sur les communautés mondiales. Plein de gamins écoutent le vieux reggae. Il n'est pas vieux d'ailleurs - il suffit d'écouter Marley, ça vieillit pas!
Ceci dit il y a aussi un film a faire sur l'histoire des Bobos et de Prince Emmanuel. Une histoire terrible et très politique. Il serait bon que les Bobos réalisent comment Seaga, qui a rasé leur communauté de Back'O Wall il y a 50 ans, les a ensuite manipulés  pour qu'ils enregistrent des chansons homophobes pour faire tomber son concurrent Patterson... Les pauvres, ils n'en sont même pas conscients. Voilà le résultat de l'illettrisme, de la désinformation et de la pauvreté. Chez eux il n'y a pas de Fillmore Alavaranga ou de Mortimer Planno.
Peut-être effectivement l'absence de "pape" est un handicap à l'organisation des Rastas. Les Rastas n'ont jamais été forts pour s'organiser. Mais un rasta peut s'organiser dans sa communauté, dans son syndicat, son entreprise, ou même dans son parti, son église ou sa mosquée s'il veut agir sur le monde qui l'entoure. La pensée rasta est en-deça de tout ça, c'est une vision globale de l'humain face à un système qui détruit la terre. Et son originalité, justement, c'est de laisser chaque individu faire ses propres choix. Mais une fois les choix faits, l'individu peut s'organiser pour se réapproprier le monde. C'est ça le but du jeu: faire comprendre que le monde est entre nos mains, qu'il n'y a pas de fatalité.

Combien de temps es-tu restée en Jamaïque. As-tu fait plusieurs voyages pour les besoins du film? La recherche a pris plusieurs voyages en Jamaïque et à Londres, dont un a été financé par le CNL (pour le projet "Marins Séditieux des années 20") et un par KIDAM (la prod)
Un seul tournage de 6 semaines, pratiquement à plein temps.

Les choses ont elles beaucoup changé depuis tes premiers voyage en Jamaïque ?
La Jamaïque change très vite, c'est un pays caméléon, en trois ans tu ne la reconnais plus, mais il y a des constantes, et l'une d'elles c'est la persécution des communautés rastas, leur extrême pauvreté, et leur survie grâce à un esprit indomptable. Je travaille cependant avec ces gens depuis 1981, ils me connaissent, donc je n'ai pas eu de problème avec eux. Ils étaient heureux de toucher un peu d'argent, et heureux que l'on leur donne enfin la parole, ce qui n'arrive jamais.

Quel est ton meilleur souvenir de tournage ?
Meilleur  souvenir??? Tout était magique. Ces vieux nous mettaient en transe, Christophe (le caméraman) et moi. Quelle générosité, quel esprit brillant, quel humour, quel détachement... Ces après-midi passées sous un arbre, avec Miss Lewis qui nous chantait toutes ces vieilles chansons du Pinnacle et de Garvey... Ou la surprise que Bro Filmore Alvaranga nous a faite de raconter l'histoire de Howell en musique... OU les moments géniaux avec Max Roméo, cet ange... Ou le tournage de "Satta Massa Gana", où, après trois prises trop sombres, je n'osais plus dire à Bernard Collins qu'il fallait encore se rapprocher du feu, où on les avait mis à rôtir depuis une demi-heure... Bernard m'a dit, "mais, Hélène, nous sommes des professionnels!" et ils sont partis refaire une prise DANS le feu - la bonne!

Et le pire ?
Il n'y a pas de mauvais souvenir, vraiment.
Les seuls problèmes sont venus de l'establishment... On n'en attendait pas moins d'eux.

As-tu de nouveaux projets en lien avec la Jamaïque ?
Je traduis en ce moment le super bouquin de Colin Grant sur Marcus Garvey, "l'Homme au Chapeau", et je m'éclate. Quel personnage! Quelle époque! Et il y a si peu de littérature en français sur le sujet...

 

Par W.I. et LN
Commentaires (3)
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Par MrPingouin le 14/04/2011 à 18:46
Merci à Reggae.fr pour cette interview très enrichissante.
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Par jahgreg le 21/04/2011 à 21:46
Très belle entrevue... Merci Reggae.fr team pour le travail et le soutien... One Heart.
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Par smokman le 01/05/2011 à 13:07
merci aussi a helene lee pour le travail qu'elle a fait pour ce doc et depuis tout ce temps.Bless

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