La gauche et les mouvements noirs
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La gauche et les mouvements noirs

La gauche et les mouvements « noirs » en Jamaïque. Enjeux et dynamiques d’une impasse politique (1938-1980) – Antony Ceyrat, Paris, L’Harmattan, 2011
Sorti au mois de juin 2011, ce livre propose d’étudier les rapports entre la gauche et les mouvements « noirs » en Jamaïque au cours d’une période charnière de l’histoire politique de l’île, marquée par les émeutes ouvrières de 1938, l’accession à l’indépendance en 1962 (dont on fêtera en 2012 le cinquantenaire) et le contexte de la Guerre Froide au plan international. Il peut paraître étrange, au premier abord, de s’intéresser spécifiquement aux rapports entre la gauche et les mouvements « noirs ». En effet, exclure la droite du champ de l’analyse prête à discussion, notamment dans la mesure où la gauche définit largement son agenda par rapport à son adversaire politique. Cependant, cette dernière se distingue par un discours sur la domination qui se rapproche singulièrement de celui des mouvements « noirs » : il existerait ainsi des dominants et des dominés dans la société jamaïcaine selon ces deux forces politiques, sorte de terrain d’entente qui favorise une curiosité mutuelle entre elles.
Toutefois, les raisons avancées par la gauche et les mouvements « noirs » pour expliquer les rapports de domination en Jamaïque divergent : pour la gauche, il s’agit d’une exploitation de « classe », fondée sur l’opposition entre capitalistes (le patronat ou, pour simplifier, les « riches ») et le prolétariat (les travailleurs, les « pauvres »). Pour les mouvements « noirs » en revanche, l’essence de la domination en Jamaïque est raciale. En tant qu’espace anciennement esclavagiste et, jusqu’en 1962, colonial, la structure politique et sociale de l’île repose sur une exclusion des « Noirs » au profit des « Blancs », voire des « Mulâtres » (issus d’unions mixtes). En d’autres termes, et si l’on voulait simplifier le propos, est-on en situation d’infériorité sociale en raison de sa couleur de peau ou de sa condition de classe ? C’est sur cette question que la gauche et les mouvements « noirs » s’opposent frontalement.
Cet affrontement théorique n’exclut toutefois pas des rapprochements, dus à la nature postesclavagiste de la société jamaïcaine. En effet, les catégories politiques invoquées (race et classe) ne s’excluent pas mais se superposent largement : les « Noirs », descendants d’esclaves, sont très majoritaires chez les travailleurs que la gauche qualifie de prolétariat, tandis que les « Blancs », de souche européenne, sont plus présents dans les structures de commandement politique et économique de l’île (même s’il existe de petites communautés de « Blancs » pauvres, notamment dans les villages de pêcheurs comme Altamont). En ce sens, la gauche et les mouvements « noirs » sont en compétition constante pour le contrôle d’un public qu’ils se voient contraints de partager. Partageant une analyse de la domination, divergeant sur les raisons de celle-ci mais s’adressant à un public comparable : tels sont les ingrédients d’une relation complexe entre la gauche et les mouvements « noirs », jeu permanent d’attraction et de répulsion que le livre met en lumière.
Ce questionnement constitue le cœur de l’ouvrage et sert de clé de lecture à différents épisodes collectés dans les archives du journal The Jamaica Gleaner, quotidien le plus important de l’île créé en 1834, soit l’année même de la première phase de l’abolition de l’esclavage dans le monde britannique. Les émeutes de 1938 constituent le point de départ de la réflexion, car on y voit se mêler des activistes du monde noir comme St. William Grant, figure de l’UNIA de Garvey, des agitateurs carriéristes comme Alexander Bustamante et des hommes politiques de tendance modérée, comme Norman Manley, voire révolutionnaire comme Richard Hart. Cet épisode révèle largement l’utilisation de la force numérique des mouvements « noirs » par des hommes politiques préoccupés par la quête de l’autonomie politique ou d’une carrière personnelle.
Les années 1960, marquées par la montée en puissance du Black Power sous l’influence des Etats-Unis voisins, culminent en 1968 avec les Rodney Riots, des émeutes liées à l’éviction de l’intellectuel guyanais Walter Rodney de la University of the West Indies. S’en suivirent des affrontements entre forces de l’ordre et émeutiers, composés majoritairement d’étudiants et de jeunes chômeurs. Il est intéressant de noter que Walter Rodney tentait de faire la jonction entre le Black Power et l’idéologie marxiste dans ses écrits tels que The Groundings With My Brothers, qui relate son expérience en Jamaïque. Lui-même n’hésitait pas à quitter le confort de l’université pour aller à la rencontre des communautés rastafariennes des quartiers pauvres de Kingston pour y prêcher sa vision du monde, s’attirant l’ire du gouvernement Shearer qui prononça donc son exclusion du territoire jamaïcain.
Les tentatives de collaboration entre la gauche et les mouvements « noirs » qui ambitionnaient de capitaliser sur l’expérience de Rodney, comme le journal Abeng entre 1969 et 1970, firent long feu : tiraillés entre une lecture raciale et marxisante, harcelés par le gouvernement, les auteurs abandonnèrent le projet faute d’une ligne éditoriale cohérente et d’un public suffisamment averti pour comprendre les élucubrations théoriques d’une poignée d’intellectuels très idéologisés. Mais la campagne électorale de 1972 de Michael Manley (fils de Norman Manley, Premier Ministre dans les années 1950) devait prouver que la rhétorique des mouvements « noirs », notamment les slogans rastafariens et inspirés du Mouvement pour les Droits Civiques étasunien de Martin Luther King, était capable d’influencer l’agenda politique de la gauche. Mais ce cartel s’est avéré de courte durée, l’élection de 1976 révélant la prégnance du contexte de Guerre Froide dans les thématiques électorales et la quasi-disparition des références au monde noir de la part de la gauche.
En conclusion, cet ouvrage tente de rendre compte des reconfigurations politiques de la gauche et des mouvements « noirs » à travers leurs interactions et souligne la complexité des situations postesclavagistes, où les facteurs de race et de classe doivent être pensés conjointement.

Entretien de Reggae.fr avec Antony Ceyrat, auteur du livre:

Reggae.fr: Avant ce livre, tu as publié un premier bouquin "Jamaïque : La construction de l'identité noire depuis l'indépendance". Comment a marché ce premier bouquin ?
Antony Ceyrat: Le premier bouquin a marché assez bien, sachant que tout est relatif en ce qui concerne les ouvrages universitaires, qui intéressent forcément moins que des livres "profanes" sur la question ! Tiré à 100 exemplaires, le livre a été réimprimé et aux dernières nouvelles j'étais assez proche des 200, ce qui est peu pour un livre en soi, mais à l'aune du développement du champ en France je pense que cela n'est pas si mal. Une chose qui me semble importante, c'est qu'il a été acquis par des bibliothèques d'envergure, comme celle de Sciences Po à Paris et la Bibliothèque Nationale de France. Il m'avait permis enfin d'être invité en qualité d'expert à l'occasion des émeutes en Jamaïque en 2010 (RFI et TV5 Monde).

Pourquoi ce second sujet ?

Le second sujet est d'ordre politique, ce qui correspond bien à mon cursus puisque je suis moi-même issu de Sciences-Po. Il s'agit en fait d'un prolongement d'une question qui faisait l'objet d'un chapitre dans le premier livre, qui m'avait particulièrement intéressée et que j'ai souhaité développer plus longuement dans ce second opus. Par ailleurs, c'était aussi un thème assez original dans le paysage de la recherche française, qui s'intéresse certes beaucoup à la gauche, mais peu aux mouvements noirs et encore moins à la Jamaïque !

Es-tu d'accord pour dire que ton travail s'inscrit dans la lignée d'Hélène Lee et du premier rasta?
Malheureusement, je n'ai pas eu l'occasion - encore - ni de lire ni de voir le documentaire d'Hélène Lee, dont on m'a d'ailleurs dit beaucoup de bien. D'après les images que j'avais pu voir, certaines de ses préoccupations sont proches des miennes, notamment dans le rapport d'Howell au communisme. J'imagine que dans cette perspective, on peut dire que les travaux se rejoignent.

Que penses-tu de la réaction de Burning Spear qui nous a confié récemment que Leonard Percival Howell était un inconnu pour lui et n'était pas le premier rasta ?
Je n'avais pas connaissance de cette réaction de Burning Spear. Je ne suis pas spécialiste du mouvement rasta, même si évidemment j'ai été amené à m'y intéresser fortement, mais cela me semble d'abord illustrer un des défis majeurs du travail de l'historien, qui peut être tenté de reconstruire a posteriori des leaders originels à des mouvements qui ont des racines parfois plus complexes. Cela souligne aussi la dynamique circulatoire rapide du mouvement rasta : si l'on considère qu'Howell est bien le premier rasta, il a été dépossédé assez rapidement de "son" mouvement puisque selon Spear ce sont bien d'autres personnes qui se sont chargées de le diffuser. Au fond, il me semble que la question du "premier rasta", si elle est intéressante, n'est pas la plus fondamentale : c'est la genèse des idées qu'il véhicule qui me paraît, dans le temps long, plus important.

Tu mets en parallèle le position politique de la gauche jamaïquaine et des mouvements noirs. Tu montres aussi qu'il y avait des interactions entre les deux. Peux-tu nous expliquer cela ?

Je ne pense pas avoir "mis en parallèle" la gauche et les mouvements noirs, bien au contraire j'ai essayé de montrer qu'ils entraient systématiquement en contact, parfois hostile et parfois cordial en fonction des considérations tactiques. La gauche en Jamaïque est trop faible pour pouvoir espérer prendre le pouvoir par les urnes (et davantage encore par la force, ce qu'elle ne semble d'ailleurs pas avoir essayé) et a donc besoin du soutien numérique des populations noires, assez peu enclines à être mobilisées par la rhétorique politique complexe du marxisme dans la mesure où l'accès à l'éducation est encore lacunaire dans les années 1930. D'où des appels aux mouvements noirs, qu'ils rejoignent notamment sur la thématique de l'oppression et de l'exploitation. Mais évidemment, cela n'empêche pas la gauche d'éprouver du mépris pour des mouvements qui, selon les marxistes, se trompe de lutte en s'attachant à la problématique raciale plutôt que celle de la lutte des classes. C'est cette attraction-répulsion que je traite dans le livre.

Es-tu déjà allé en  Jamaïque? Combien de fois?
J'ai eu l'occasion d'aller en Jamaïque une fois, en mars 2007, mais malheureusement pas depuis lors, car le voyage est quand même assez coûteux et prend du temps.

Tu parles de la JamaÏque, t'intéresses-tu au reggae ? Si oui quelles sont gouts musicaux et tes artistes préférés ?
C'est même par le reggae que j'en suis venu à étudier la Jamaïque ! le goût pour la musique a nourri ma curiosité sur le sujet, et vice versa. Je ne pense pas avoir d'artistes préférés, j'étais assez fan d'Admiral T avant d'avoir été assez déçu par l'évolution récente de sa musique. En Jamaïque, j'aime bien sûr toute la vague roots des années 70 et 80, mais j'avoue avoir décroché de la vogue dancehall ces dernières années, car j'attache assez d'importance au message qui me semble souvent absent des productions récentes. Mais j'apprécie des artistes comme Konshens notamment que je trouve assez novateur. Dans un style plus international, je suis un grand fan de Damian Marley, que j'ai eu la chance de voir au Zénith avec Nas en avril 2011.

Sur quel nouveau projet travailles-tu ?
En ce moment, je prépare le concours de l'agrégation d'histoire. J'ai été reçu en juillet dernier au CAPES d'histoire-géographie par ailleurs. J'ai le projet d'écrire une thèse de doctorat sur le sujet des rapports entre la gauche et les mouvements noirs dans l’espace Atlantique à l'époque contemporaine, mais pour l'instant je suis très pris par la préparation des concours, et la question du financement est toujours épineuse.

Par Antony Ceyrat; Propos recueillis par W.I.
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