Interview Roger Steffens #2
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Interview Roger Steffens #2

Il y a un peu plus d'un mois, nous vous faisions partager la première partie d'un entretien passionant avec Roger Steffens (à lire ici). Voici la seconde partie de cette interview:

Que pensez-vous de l’évolution de la musique en Jamaïque et du dancehall en particulier ? Que pensez-vous des thèmes développés comme la violence et le machisme ? Pensez-vous que Mavado ou Vybz Kartel puissent être considérés comme des héritiers de Bob Marley ?
Ça m’attriste terriblement que la musique ait pris une telle direction tout de suite après la mort de Bob. Elle semble rejeter les valeurs prêchées par les artistes fondateurs comme Burning Spear, Culture, les trois Wailers ou Ras Michael and the Sons of Negus, au profit de la dégradation des femmes, de l’incitation à la violence contre les homosexuels et de la  glorification des gunmen et des dealers de crack. C’est une des principales raisons pour lesquelles j’ai stoppé mon émission « Reggae Beat » en 1987, qui était diffusée dans 130 stations dans le monde. Je ne voulais pas être associé aux formes les plus viles du dancehall et mon collègue Hank Holmes était comme moi. On refusait de jouer cette musique. Donc je rejette absolument le fait que Vybz Kartel ou Mavado soient des héritiers du travail conscient qu’a fait le prophète Bob Marley.

Vous êtes un grand collectionneur et un journaliste réputé. Quelle a été pour vous la plus grande difficulté que vous ayez rencontrée lors d’une interview avec un artiste jamaïcain ?
(rires). Assimiler le patois. Je me souviens qu’en 1982, j’ai fait une des premières interviews de Mutabaruka dans mon émission de télé « L.A. Reggae », et il avait dit quelque chose comme « woppeninaimed ». C’est sorti de sa bouche comme une rangée de pétards qui explosent en moins d’une seconde. J’avais enregistré cette interview, donc j’ai écouté ce mot en ralentissant de moitié son discours et j’ai obtenu « woppen inna ‘im ‘ed ». Après environs 20 minutes de répétitions vaines, je me suis finalement souvenu que les Jamaïcains ne prononcent pas les « H » comme nous les Américains. Ce que Muta voulait en fait dire était : « what’s happening in his head » (ndlr : « que se passe-t-il dans sa tête »).

Quel est votre meilleur souvenir de journaliste ?
Voyager quelques semaines avec Bob Marley et les Wailers en novembre 1979, squatter avec eux en backstage et à l’hôtel, organiser 2 projections pour eux du One Love Peace Concert et des scènes coupées de Smile Jamaica et surtout être assis presque seul au Roxy pendant les balances lors du dernier concert de Bob à Los Angeles alors qu’il testait tous les instruments tout seul en jouant une chanson que je n’avais alors encore jamais entendue auparavant et qui s’appelait « Redemption Song ».

Et votre pire souvenir ?
Voyager pendant 3 heures entre Los Angeles et San Francisco pendant la tournée Babylon By Bus avec Bob Marley assis à côté de moi alors que j’étais formellement interdit par son manager de lui adresser la parole. J’ai un autre mauvais souvenir, mais qui n’a rien à voir avec le reggae. C’est lorsque j’ai interviewé Ginger Baker dans mon émission « Sound of the Sixties ». C’est Ginger lui-même qui avait demandé l’interview, mais il a été négatif tout le long et il n’a tellement pas joué le jeu que ça reste l’interview la plus ennuyeuse que j’ai faite. C’est aussi une des expériences les plus amusantes de ma carrière (avec le recul). Ginger avait insulté mon deuxième invité qui était John Densmore, le batteur des Doors. Il avait été tellement loin que John avait quitté le studio.

Vous avez collaboré avec Peter Simon pour le livre « Reggae Scrapbook ». Comment s’est faite cette collaboration ?
Le photographe Peter Simon et moi sommes amis depuis plus de 30 ans. Lui et son collaborateur, l’écrivain Stephen Davis, m’ont proposé d’éditer leur chef-d’œuvre « Reggae International » en 1982. Depuis, Stephen est devenu un biographe à succès et les prix de ses services se sont envolés. Donc, en 2008, quand Peter a été sollicité par une maison d’édition californienne pour faire un livre sur le reggae avec ses photos et quelques objets de collections, il m’a demandé de co-signer cet ouvrage avec lui. Il était convenu que je fournisse les objets de collections et que j’écrive les textes. Le directeur artistique, un jeune homme élevé en adepte de Hare Krishna qui s’appelait Usana Shadday, a vécu avec nous un moment, et on se levait au milieu de la nuit dès qu’on avait une idée qui jaillissait et on pouvait passer des heures devant l’ordinateur. Nous avons ajouté des pass backstage, des autocollants, des dépêches d’agences, des cartes postales, des places de concerts, des reproductions de disques ou posters dédicacés. Tout était détachable du livre. Il y avait aussi un DVD bonus d’une heure avec les meilleurs moments des interviews de « L.A. Reggae », mon émission de télé. Il y avait la première visite de Luciano en Californie où on le voit se mettre à genoux sur le toit de Island Records en chantant « It’s Me Again Jah ». Il y avait aussi Peter Tosh qui prévoyait les complots qu’on montait contre lui, les Heptones qui racontaient que leur nom venait de quelque chose dans une décharge d’ordures, Alton Ellis qui parlait du triste destin de Duke Reid, Juddy Mowatt qui narrait les émeutes lors du concert des Wailers à la cérémonie d’indépendance du Zimbabwe, et plein d’autres anecdotes.


Roger Steffens au Grammy Museum à Los Angeles durant son show annuel sur la vie de Bob Marley
Courtoisie de Roger Steffens

Vous avez aussi écrit plusieurs livres sur Bob marley, comme « One Love : Life with Bob Marley and the Wailers » ou « The World of Reggae featuring Bob Marley : Treasures from Roger Steffens Reggae Archives ». Y a-t-il des choses auxquelles vous ayez assistées ou des archives que vous ayez décidé de garder secret ? Si oui, pourquoi ?
Je possède des milliers d’heures d’interviews audio et vidéo. Elles représentent l’histoire de la musique de Jah et elles méritent d’être utilisées par des étudiants ou fans pendant des siècles (si la planète survit à ce XXIème siècle). J’ai partagé ces choses en tant que diffuseur, archiviste et écrivain pendant presque 40 ans avec des gens partout dans le monde. Mais, mon but premier est que ces archives soient institutionnalisées et ne disparaissent jamais. Bien sûr, il y a des choses qui ne doivent pas être dévoilées. En tant qu’écrivain, j’ai souvent eu l’occasion de rentrer dans l’intimité des gens et je ne dois pas briser mon serment de confidentialité. J’ai un exemple bien précis. Je possède 1800 pages de discussions retranscrites qui représentent 65 heures de discussions avec Bunny Wailer pour son autobiographie qui n’est jamais sortie : « Old Fire Sticks ». Mon collaborateur, Leroy Jodie Pierson, et moi avons passé 3 semaines dans une chambre d’hôtel à Kingston avec Bunny Wailer qui nous racontait sa vie et son histoire musicale dans les moindres détails, presque jour par jour. Le fait qu’il soit trop effrayé pour publier ce témoignage est, pour nous, un crime envers l’histoire, et un des épisodes les plus frustrants de ma vie. Nous avons passé presque 10 ans à travailler sur ce projet gratuitement et Bunny n’a même jamais eu la décence de nous appeler pour nous dire qu’il n’avait pas l’intention de sortir le livre.

Parvenez-vous à vivre de votre passion et votre travail sur le reggae ?
Comme je le dit toujours, il n’y a pas beaucoup d’argent dans le reggae, donc j’ai gagné ma vie en tant qu’acteur et narrateur de documentaires ou doubleur dans des films depuis que j’ai emménagé à Hollywood en 1975. Je fais quelques conférences multimédia sur la vie de Bob Marley chaque année, j’écris quelques livrets d’albums et j’écris dans les très bons magazines de reggae, Riddim en Allemagne et Reggae Vibes en France. Alors, non, ma famille et moi serions morts de faim si j’avais compté uniquement sur le reggae pour vivre. Même quand mon émission « Reggae Beat International » était diffusée dans 130 stations de radio, je gagnais moins de 100$ par mois grâce à ça. Et nous ne gagnions pas un sou pour notre travail sur l’émission locale « Reggae Beat » et sur le magazine The Beat qui a duré pendant 28 ans. Nous le faisons, comme vous chez Reggae.fr, pour l’amour de la musique et de la culture. C'est Jah qui nous encourage et nous nourrit.

Votre maison est-elle bien assurée ? Comment protégez-vous votre collection ?
Nous avons de très grosses portes en métal et Jah assure notre maison !

Sur l’origine du mot « Reggae », est-il vrai que c’est Toots Hibert qui l’a utilisé en premier ? Qui a réellement inventé ce mot ?
Toots a été le premier a utilisé ce mot dans le titre d’une chanson. Mais il l’épelait d’une manière différente : « Reggay », dans la chanson « Do The Reggay ». Personne ne connaîtra jamais l’origine de ce mot. Il y a quelques années, un homme du nom de Ricardo Scott qui s’était échappé du ghetto de Trench Town pour devenir médecin aux Etats-Unis est venu à une de mes conférences pour l’anniversaire de Bob Marley à New-York. Je l’ai fait monter sur scène et il a affirmé, qu’en 1962,  il avait fait fusionner 2 mots : « streggae » (qui était un terme pour désigner une prostituée) et l’appellation latine du mot Roi, « rex/regi » (car le Reggae est la musique du Roi). Le fait qu’il ait fallu attendre 6 ans avant que quelqu’un d’autre n’utilise ce mot reste un mystère pour moi et tous les autres. Mais cette histoire fait partie de toutes les histoires quasiment mystiques à propos de l’origine de ce mot.

Quel est votre dernier coup de cœur musical ?
L’album que je n’arrête pas d’écouter ces 5 derniers mois est « So Beautiful or So What » de Paul Simon. C’est son meilleur travail depuis « Rhythm of The Saints » et « Graceland ». Les paroles sont spirituelles, profondes et obsédantes et les différents arrangements sont très réussis. Vous serez d'ailleurs peut-être étonnés de savoir que c'est moi qui est présenté Paul au groupe sud-africain Ladysmith Black Mambazo in 1983. Je n’ai rien entendu dans le reggae qui m’ait autant plu ces derniers temps, malheureusement. C’est une des raisons pour lesquelles je viens juste de démissionner de ma place dans le Comité des Reggae Awards après 27 ans de service. Je ne reconnais même plus la musique jamaïcaine dans le dancehall d’aujourd’hui.

Travaillez-vous sur un nouveau projet actuellement ?
Je travaille actuellement sur une compilation de toutes les interviews que j’ai faites de Bob Marley et de gens qui le connaissaient personnellement aux alentours des années 75. Ça sortira l’année prochaine chez W.W. Norton, la célèbre maison d’édition américaine, et j’espère que cela deviendra autant essentiel aux historiens que mon ouvrage avec Leroy « Bob Marley and The Wailers : the definitive discography ». On y trouvera des souvenirs extrêmement précis de personnes qui ont connu Bob durant son enfance dans les rues de Kingston, de longues conversations avec Beverly et Cherry qui faisaient les chœurs de Bob quand il faisait du ska (entretiens que j’ai mis 20 ans à obtenir !). Il y aura aussi d’excellentes conversations avec les premiers managers de Bob, Danny Sims et Don Taylor, ainsi qu’avec son meilleur ami Skill Cole qui parle des arnaques qu’il y a eu autour des droits de succession de Bob. Sans parler des entretiens avec les membres des Wailers, ses enfants, ses amis et ses conquêtes amoureuses. Je veux que ce soit le premier livre vers lequel les historiens se tournent, celui où chaque intervenant raconte son histoire avec ses propres mots, pas un ouvrage où quelqu’un leur dicte quoi dire ou utilise des mots sortis de leur contexte. Une véritable source d’histoire. Et lorsqu’un Musée du Reggae sera ouvert grâce à mes archives, j’aurai accompli ma mission et je pourrai enfin apprécier ces années de travail et me reposer en repensant à tout ça.

Big Up Rojah!
Lire la première partie de cette interview ici.

Par Propos recueillis par LN, traduits par Djul
Commentaires (1)
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Par Wil le 05/01/2012 à 11:18
Le vrai reggae restera éternel, Le reggae bling bling de movado ou vybz kartel périra !! Si on ce penche sur cette musique c'est pour le message, la joie de vivre qu'elle transmet. En tout cas Roger steffens à l'air d'étre un bon gas !

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