From Kingston: Bragga, mémoire rasta
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From Kingston: Bragga, mémoire rasta

Si un jour vous passez au Bob Marley Museum à Kingston, vous rencontrerez peut-être cet homme à la démarche lente et a l’allure discrète, dont l’humilité n’a d’égale que la sagesse de ceux qui détiennent certaines vérités mais n’en font pas trop. Bragga est de ceux–là. À la fois témoin, acteur et fondateur d’une époque, d’une histoire et d’un mouvement, celui de Rastafari et de l’incroyable influence que celui-ci  exerce  sur le monde. Bragga nous ouvre aujourd’hui le livre de sa mémoire afin de nous faire partager quelques pages d’histoire, de son histoire.

Bragga, peux-tu te présenter à nous ?
Greetings, Rastafari. Je m’appelle Joseph Russel, mais en Jamaïque tout le monde a un surnom et mon surnom est Bragga. Ici, peu de gens ne connaissent mon vrai nom, juste quelques camarades d’école. Je suis né à l’hôpital public downtown et c’est dans cette partie de Kingston que j’ai vécu presque toute ma vie.

Qui étaient les premiers rastas que tu as rencontrés et qui t’ont influencé ?
Et bien, il y en a beaucoup. D’abord nos parents, car pour beaucoup ils étaient rastas mais ne le savaient pas. Ils nous apprenaient à faire ce qui est bon, mais ils ne nous encourageaient pas à être rasta car ils savaient ce à quoi les rastas devaient faire face : les humiliations et les brutalités. Ils savaient que le système était contre la vérité. De plus, le mot « rasta » est venu tardivement. A l’époque, on disait plutôt « brother man » ou « Jésus » quand on parlait d’une personne. Le mot « rasta » est arrivé avec Sa Majesté, l’Empereur Haile Selassie, Jah Rastafari. Ensuite, la culture I-tal est arrivée. On ne touche plus aux cadavres et on se nourrit exclusivement des fruits de la Terre. Cela a apporté beaucoup de bouleversements dans la culture jamaïcaine et tout le monde n’était pas prêt à l’accepter. Mais si un jeune devient rasta et habite chez ses parents, alors beaucoup de changements positifs vont apparaitre dans sa vie et son entourage. Car s’il était un jeune rude-boy, il va se bonifier. Tout le monde va s’en apercevoir et ses parents vont l’accepter. Par contre, s’il se dit rasta en continuant avec ses imbécilités, alors il va donner une mauvaise image des rastas. Moi, j’ai grandi avec beaucoup de rastas et tout est venu naturellement.

Comment était la culture rasta à cette époque ?
A cette époque les rastas vaquaient à leurs occupations le jour et se rassemblaient le soir pour chanter. Même s’ils chantaient en fait toute la journée, c’était le soir que nous nous rassemblions et envoyions nos prières avec le battement du nyabinghi.

Mais où vous rassembliez-vous, dans des yards ?
Non. On habitait  Back-O-Wall (ndlr : ghetto de Kingston attenant à un cimetière connu pour avoir accueilli beaucoup de rastas et de musiciens jamaïcains). On a commencé à s’y installer en construisant pour certains des cabanes en bois, d’autres en tôle. Certains même avaient des cabanes en cartons et papier, ce qui posait pas mal de problèmes quand les mois de pluies arrivaient. C’était vraiment  un gros sacrifice car on ne voulait pas se plier devant Babylon et perdre nos libertés. Back-O-Wall était à l’origine un ensemble de plantations de fruits et légumes  tenu par des Indous et avant ça, il y avait des prés où les fermiers avaient leurs animaux. Les fermiers sont partis, puis les Indous aussi et nous sommes arrivés.

Comment les rastas survivaient–ils ?
Peu de gens employaient les rastas, alors ils s’employaient eux-mêmes  et fabriquaient des balais ou des sandales avec des pneus, appelées « god blind me ». Certains étaient ébénistes, d’autres menuisiers, maçons, mécaniciens... De plus, ils étaient pour la plupart de bons ouvriers car beaucoup étaient qualifiés avant même de devenir rasta. Certains vendaient de l’herbe aussi. A cette époque les rastas se soutenaient. Le soir venu, nous nous rassemblions et partagions le peu que nous avions. Si nous n’avions qu’une branche d’herbe, une fois coupée et mise dans le chalice, chacun prenait une ou deux taffes et cela pouvait satisfaire tout le monde. Pareil pour la nourriture. Le peu de riz que nous avions gonflait dans la casserole et pouvait  nourrir une multitude, chacun ne prenant pas plus que sa part, de manière à ce que tout le monde puisse manger. C’était vraiment un principe important pour nous. Il y avait beaucoup d’unité. Si la police arrêtait un rasta à cause de l’herbe, on jetait des pierres sur la police car on ne pouvait pas laisser un rasta  se faire embarquer. A cette époque, tu n’avais ni amende, ni caution ; ils te jugeaient et  t’enfermaient direct. Alors nous défendions nos droits et étions fermes. Certains policiers étaient nos amis aussi, car certains d’entre eux comprenaient Rastafari et savaient que nous n’étions pas mauvais. Ceux-là étaient nos amis, alors on pouvait aller les voir pour leur dire que leurs collègues avaient arrêté tel ou tel rastaman et ils allaient parler aux collègues pour relâcher le rastaman.

Tu as rencontré Bob Marley alors qu’il avait onze ans et arrivait à Kingston, et tu l’as pris en charge...
Je ne l’ai pas vraiment pris en charge car il le faisait lui-même. Mais, étant plus âgé que lui et connaissant des choses qu’il ne connaissait pas vu qu’il arrivait de la campagne,  je l’ai pris sous mon aile et on est devenu amis. De plus, les gens ne respectaient pas tellement les « brown man », qu’ils appelaient « mulatta » (ndlr : Bob est né d’un père blanc et d’une mère noire. Il est donc métis ou « brown man »). Mais comme il était mon ami, les gens le respectaient. On allait souvent dans les bars ensemble pour écouter de la musique sur les juke-boxes. Bob aimait les harmonies américaines et il les chantait tout le temps. Il n’était pas vraiment conscient de son talent mais nous pouvions le voir et nous l’encouragions dans ce sens. C’est grâce à nos encouragements qu’il a gagné son premier concours de découverte de jeunes talents au Théâtre de Tivoly Garden. C’était aussi sa première paye de musicien. Beaucoup d’artistes ont été découverts dans ces concours, comme John Holt, Alton Ellis, Ken Boothe... Et c’est comme ça qu’ils décrochaient leurs premiers contrats et enregistraient leurs premiers disques. Petit à petit, les dancehalls sont devenus une industrie, car les hommes achetaient de nouveaux pantalons et les femmes se faisaient coiffer pour sortir en soirée. Un tel venait, installait sa cuisine et vendait sa nourriture, un autre ses jus et tout ça a généré pas mal d’argent qui permettait de payer les factures, d’envoyer les enfants a l’école. Quand on sortait dans les sound systems, on allait voir les selectors pour leur demander de jouer la musique des gars de Trenchtown. Car ils jouaient beaucoup de musique américaine et nous on connaissait ce que les Wailers et d’autres venaient d’enregistrer car nous étions parmi eux lorsqu’ils écrivaient leurs morceaux, avant même que les musiciens ne les entendent. Leur musique ne passait pas à la radio et elle n’était pas jouée non plus par les gens d’uptown, mais nous on jouait leurs disques dans nos communautés pour les aider un peu à se faire connaître. Les magasins tenus par les Syriens contribuaient aussi à la promotion car ils passaient la musique du ghetto pour attirer les clients et leur vendre des chemises. Ainsi, petit à petit, la musique locale a poussé la musique américaine dehors.

Quelle attitude Bob avait-il face à sa carrière à cette époque ?
Bob était très humble. Nous, on lui disait qu’il était parti pour aller loin et lui, il riait en nous demandant d’où nous savions ça. J’avais un tourne-disque et je jouais constamment sa musique. Il me disait souvent : « Alors quoi ? C’est moi le seul artiste de cette ville ? » Il voulait toujours que l’on joue les autres artistes.

Tu étais là quand Sa Majesté est venue en Jamaïque ?
Oui. Ce fut un jour merveilleux, où les rastas ont reçu une double force. Des miracles ont eu lieu ce jour-là.

De quels miracles parles–tu ?
D’abord la pluie s’est mise à tomber et a trempé tout le monde. Puis, juste avant que l’avion n’apparaisse, la pluie a cessée  et le soleil est apparu et a séché tout le monde. Quand l’avion s’est posé, les rastas ont enjambé les barrières de sécurité et sont allés allumer leurs chalices juste sous les réacteurs de l’avion. Et là, les officiels ont pris peur car les moteurs étaient encore chauds et beaucoup d’émanations d’essence s’en échappaient. Ils ont cru que l’avion allait exploser. Mais la mystique de Jah a opéré et l’avion n’a pas explosé, ce qui tient du miracle. C’est la même mystique qui a opéré en 2011 (ndlr: voir la note en-dessous de l'interview). Quand  Sa Majesté a quitté Darleen Street pour se rendre à Montego Bay, certains ont pris leur vélo et sont partis à Montego Bay, ce qui est vraiment une force spirituelle que Sa Majesté a amenée avec lui. Car quand Jah se manifeste, des choses merveilleuses se manifestent avec lui. Alors si tu es « clean », tu peux recevoir l’esprit qui te donne certains pouvoirs. Par exemple, si quelqu’un te veut du mal alors que tu es innocent, la personne pourra passer devant toi sans jamais te voir car l’esprit te protège et te cache. Voilà comment l’esprit se manifeste.

Beaucoup disent qu’après le départ de Bob Marley, les rastas avaient perdu leur leader. Qu’en penses-tu ?
Non. On ne peut pas dire ça car Rastafari est notre seul leader et il est présent de toutes les manières. Donc je ne dirais pas que les rastas ont perdu leur leader, mais ce qu’on peut dire c’est que certains hommes sont dédiés à leur cause plus que d’autres.<

Pensiez-vous que Rastafari allait se répandre sur la terre de cette manière ?
Et bien, nous avons toujours su que c’est la meilleure façon de vivre, c’est pourquoi nous respectons les principes de Rastafari. Mais on ne s’attendait pas à ce que le message se répande si rapidement. Aujourd’hui, comme tout passe par les ondes, un disque qui était écoutait par une centaine autrefois est maintenant entendu par un million. Alors cela facilite la transmission.

Quel regard as-tu sur le mouvement rasta tel qu’il est aujourd’hui ?
Rastafari est toujours le même. Mais aujourd’hui, si beaucoup sont encore honnêtes, d’autres utilisent son nom pour faire de l’argent. Donc cela provoque parfois quelques confusions et quelques malentendus. Je pense que les rastas aujourd’hui devraient s’unir plus et mieux s’organiser.

Merci beaucoup Bragga pour ton temps et ta disponibilité.
Rastafari Love !

Le 21 avril 2011, les rastas de Jamaïque se sont rassemblés pour fêter le 45ème anniversaire de la venue d’Haile Selassie sur leur territoire en 1966. Ils ont retracé son parcours à travers l’île. Alors qu’ils étaient à l’aéroport, à l’heure précise où le souverain était arrivé 45 ans plus tôt, le ciel s’est manifesté à nouveau. Le soleil était encerclé d’un arc-en ciel. Tout le monde a pu voir ce que beaucoup appellent un signe, en référence à l’épisode biblique de l’Arche de Noé où Dieu définit l’arc-en ciel comme une alliance entre lui et la terre. Elise Kelly, animatrice chez Irie Fm, qui a relaté l’évènement, recevait des coups de téléphone de gens qui disaient qu’il fallait sortir pour voir ce signe se manifester. Beaucoup de Jamaïcains qui ne reconnaissent pas rasta ont été obligés de voir là, malgré eux, quelque chose de mystique. Cette même mystique  dont nous parlait Bragga...                              

Par Ras Morgan
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