La case de l'oncle Marcus
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La case de l'oncle Marcus

Nous vous proposons de lire ou de relire, grâce à la complicité de Marc Ismail (fondateur du label Soul of Anbessa Records et bon connaisseur de la Jamaïque : cf ses dossiers sur l'acte de repress et la violence dans l'annuaire) le billet que ce dernier avait écrit à la sortie d'une conférence intitulée « Marcus Garvey’s mission : The untold story of the true source of his inspiration », ayant eu lieu en octobre 2009 à Kingston:

Les garveyites et "garveyologues" les plus éminents étaient réunis dimanche à l’Institute of Jamaica, au cœur du triste et fascinant Kingston historique. Un magnifique bâtiment bicentenaire, témoin anachronique de la splendeur passée des lieux. Au premier rang d’une salle au profond charme désuet, assis sur de vieux sièges de théâtre blancs, du beau monde aligné : les professeurs Barry Chevannes, Rupert Lewis et Daphne Douglas, illustres exégètes de Garvey, de rasta et de tout ce que la Jamaïque recèle d’africanité. Courbé dans son siège trop grand, la figure tutélaire Frank Gordon était là aussi. Vétéran légendaire de la parole pan africaniste jamaïquaine, le très vieil homme, qui se déplace aujourd’hui avec beaucoup de difficulté, fut élève de Garvey, et de St William Grant, pionnier des mouvements syndicaux. Image saisissante du respect qu'inspire Frank Gordon à ses successeurs, c'est en s'agenouillant littéralement devant lui que le docteur Orville Taylor, chargé de cours en sociologie à l’University of the West Indies et maître de cérémonie dimanche, lui a présenté ses hommages. Un peu plus loin, Glynne Manley, veuve de Michael, partageait l'accoudoir avec Stephen Golding, fils du premier ministre et dreadlocks. PNP et JLP, réunis par la grâce de Mosiah...
Pour attirer pareil plateau, c’est la révélation d’un scoop qui était promise. Sous le titre « Marcus Garvey’s mission : The untold story of the true source of his inspiration », le professeur Robert Hill, de retour en Jamaïque pour l’occasion, prétendait rien moins que de remettre en cause l’un des fondements de l’herméneutique garveyenne. Soit le place centrale du livre « Up from slavery » de l'américain Booker T Washington dans la construction de la conscience noire et pan­africaniste de Garvey. Un pari pour le moins osé, tant le récit de Booker T fait figure aux yeux de ses biographes d'étape cruciale dans le parcours de celui­-ci. Il faut certes dire qu’avec quarante-­cinq années de sa vie consacrées à étudier, publier et commenter l’œuvre de Garvey, le professeur Hill a des arguments de poids à faire valoir. Pourtant, la thèse provocante du spécialiste n’a pas manqué d'engendrer de vives réactions dans le public. Et en Jamaïque, le terme « vif » présente une vigueur toute particulière.
C’est un véritable pavé dans la mare qu’à lancé dimanche avec un sourire en coin Robert Hill. C’est en effet selon lui « La case de l’Oncle Tom » de Harriet Beecher Stowe, qui serait à l’origine de l’éveil politique du jeune Marcus Mosiah Garvey, fils de paysan autodidacte de St Ann’s Bay, qui allait devenir le plus important leader noir de l’histoire. Car pour le spécialiste, le livre fondamental de Beecher Stowe – le plus vendu du XIXe siècle – ne marqua pas seulement la pleine prise de conscience par le lectorat blanc des horreurs du système esclavagiste américain, mais contenait également les premiers hymnes à l’Afrique berceau de civilisations, et non terre obscure et sauvage, végétant depuis des millénaires dans l’attente de la lumière venue du Nord. Pour Hill, c’est dans ces lignes, dans ces hommages à la terre originelle, que le regard de Garvey sur l’Afrique a changé. Un Garvey qui confiait dans ses mémoires avoir grandi, comme tous ses concitoyens, dans le mépris, voire la crainte de l’obscur et honteux ancêtre africain alors encore tout proche.
Pourtant, Garvey fut le premier orateur à utiliser péjorativement dans ses discours le terme « Oncle Tom » comme synonyme du noir docile et soumis à ses maîtres blancs. Cet apparent paradoxe n'a pas déstabilisé une seconde Robert Hill. C’était au contraire une preuve à ses yeux que le texte lui était familier. « De plus, ajoutait-­il, Garvey critiquait le personnage de l’Oncle Tom, jamais le livre en tant que tel, ou son auteur ».
Pendant plus d’une heure, écrits du fondateur de l’UNIA à l’appui, le professeur s’est livré à une méticuleuse démonstration aussi convaincante que troublante. La longue standing ovation qui a salué sa prestation en était une belle preuve. Pour de nombreuses oreilles présentes cependant, dont la plupart étaient déjà bien ouvertes aux temps du Black Power, l’idée même que l’Oncle Tom, cette image abhorrée du noir qui ne se rebelle pas, puisse être le point de départ de l’œuvre de Marcus Garvey était tout simplement insoutenable. Et ils l’ont fait savoir avec une bruyante insistance, mais sans réelle animosité, pendant une passionnante session de questions, et jusque sur les marches de l’édifice après la fin de la conférence. Robert Hill quant à lui, visiblement satisfait de l’impact de sa thèse originale, contestait également la lecture faite par tant, dont Garvey lui­-même, du personnage de Beecher Stowe. « L’Oncle Tom n’était pas un Oncle Tom », souriait-­il en conclusion, soulignant encore une fois ce paradoxe. Ce serait ainsi le livre, dont le nom du personnage principal est devenu depuis bientôt un siècle une puissante insulte parmi les militants de la cause noire, qui serait à la base de la prise de conscience du plus grand champion de cette même cause.
"Quand je mourrai, mon travail ne fera que commencer.[...] Cherchez moi dans la tempête et l'orage [...], car avec la grâce de Dieu, je serais de retour avec les millions d'esclaves morts en Amérique et dans les Caraïbes" avait dit Garvey aux siens dans son style prophétique. Ce sont sans doute un peu de cette tempête, et de cet orage, qui ont fait souffler avec force son souvenir ce dimanche après-­midi, soixante-­sept ans après sa disparition.

Retrouvez cet article sur le blog de Soul of Anbessa, que l'on remercie pour sa courtoisie.

Par Marc Ismail (Soul of Anbessa)
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