Bob Marley par Francis Dordor # 2
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Bob Marley par Francis Dordor # 2

Il y a un peu plus d'un an, nous rencontrions Francis Dordor à l'occasion de la sortie de sa biographie sur Bob Marley intitulée : "Bob Marley, destin d'une âme rebelle". La première partie de notre rencontre avec l'auteur peut être lue en cliquant ici. En ce mois de mai 2011 durant lequel il est partout fait hommage au Tuff Gong, décédé il y a 30 ans exactement (le 11 mai 1981), reggae.fr vous propose la suite de cette rencontre avec Francis Dordor:

Reggae.fr: Chris Blackwell fait partie des personnages qui ont marqué la discographie de Bob Marley. Ne peut-on pas dire que c'est lui qui a rendu Bob "commercial" ?
Francis Dordor: Bob n’est pas commercial. Ses disques se vendent mais sa musique elle ne se vend pas. Sa musique n’est pas achetée, je veux dire que son âme n’est pas achetée.

Justement, la mort de Bob a sublimé l’œuvre de Bob, et Chris Blackwell a été très fort à ce niveau-là car à partir de sa disparition il en a fait un produit non?
Oui il en a fait un merchandising mais pas seulement. Moi je connais un petit peu Blackwell, je l’ai fréquenté à l’époque de Bob, ça m’a toujours paru être le « bon diable ». Prenons le métier du disque dans son ensemble, quand tu regardes l’histoire de la musique, à partir des années 60, il y a toujours eu des mecs qui dans l’ombre des musiciens les plus talentueux avaient cette espèce de côté un peu Janus c'est-à-dire double face, avec une dualité en eux-mêmes qui faisait qu’ils avaient une hypersensibilité à la musique, mais aussi une extrême habileté à savoir la vendre. Et je pense que c’est ce qui a fait qu’à un certain moment, culturellement la musique est devenue quelque chose d'aussi puissant. Qu’auraient été les Beatles sans Eptstein? Qu’auraient été les Rolling Stones sans Andrew Loog Oldham ? Atlantic n’aurait jamais vu le jour sans les frères Ertegün. Qu’aurait été Bob Dylan s’il n’y avait pas eu John Hammond? Je pourrais t’en citer comme ça des milliers. Si on revient sur Chris Blackwell et si l'on regarde son catalogue, on se rend compte qu'à la fin des années 60 et au début des années 70, Island est le label le plus progressiste. Quand je dis progressiste c'est-à-dire que c’est un mec qui signe des gens comme King Crimson, Cat Stevens, ou encore Nick Drake et Jethro Tull. Ce sont donc des artistes avec qui on arrive à faire de la musique de grande consommation mais aussi qui ont dans leur art une dimension de recherche, une dimension expérimentale, un truc qui attire et qui a en l'occurrence fait avancer le "schmilblick" pour parler trivialement. Et bien il va réaliser ça, il va parachever cette idée, il va arriver à l’idéal même de cette pensée de businessman avec Bob Marley. Au début des années 60, il arrive avec un artiste reggae c'est-à-dire à l'époque un artiste de l'underground absolu. A tel point qu'il me semble qu'à la sortie de « Catch a Fire » seuls 14000 exemplaires sont vendus, ce qui est ridicule pour l'époque. Ce rapport là, Marley l’a senti, il a compris que Blackwell avait exactement les moyens et les idées pour réaliser son rêve qui était de s’imposer. Parce que la grande perturbation de Bob pendant toutes ses années, sa grande peur c’était finalement ne pas être reconnu. Il savait qu'il avait des chansons et qu’il y avait à l’intérieur une vérité mais il ne savait pas comment les imposer, faire ce cross-over, autant d'un point de vue géographique (faire traverser sa musique depuis les caraïbes vers l'occident américain et européen) que d'un point de vue artistique  (rendre cette musique "écoutable" pour le public occidental). Et de ce point de vue là, on ne peut rien dire de Blackwell. On l’a traité de diable, comme sur cette pochette de Lee Perry, Tosh l’appelait « White Worst». Alors c’est vrai il y a cette histoire de ce fameux Spa qu’il a construit aux Bahamas où tu peux louer…Il y a tout un merchandising, mais tu sais Rita était pire dans ce domaine.

Mais tu comprends bien que pour les gens qui apprécient le reggae avant d’apprécier Bob ce soit un peu dur…
Y en a, moi c’est venu en même temps. J’ai apprécié le reggae parce que j’ai découvert Bob.

Bob n’a pas inventé le reggae...
Il l’a inventé comme Perry l’a inventé ou comme d’autres…Tu sais finalement je me dis que ce n’est pas plus mal qu’un mec comme Bob Marley qui finalement est un vrai rebelle, est le rebelle des rebelles, soit devenu commercial et passe dans des radios généralistes. Si au milieu des tas de merde que diffusent certaines radios il peut y avoir une chanson de Bob Marley, quelque part c’est un peu la « Redemption » qu’il nous annonçait. C'est-à-dire que même dans les trucs les moins fréquentables le fait qu’il y ait une chanson de Bob Marley personnellement ça me rassure. S’il y a une place pour Marley là ça veut dire qu’il y a encore un peu d’espoir.

D'accord mais il y a aussi tout l’aspect négatif que ça entraine, comme l'aseptisation du message de Bob en mettant en avant ses chansons les plus mièvres et les plus mielleuses, puisque c’était l’icône le reggae est passé à la trappe. Aujourd'hui quand les médias généralistes parlent de reggae ils sont dans une caricature du mouvement musical qui est et a été grandement dénaturé justement par ce qui a été fait de Bob après sa disparition.
Ce n’est pas faux. Je dirais que oui malheureusement. C’était le destin  aussi, c’est pour cela que j'ai écrit ce livre et qu'il s’appelle "Destin d'une âme rebelle"…Il fallait rétablir quelques vérités et dire que ce personnage ce n’est pas uniquement du divertissement, ce n’est pas uniquement de la musique légère, ce n’est pas uniquement de la danse même si c’est un aspect qu’il ne faut pas rejeter. La partie sensuelle, la partie romantique de Bob Marley fait partie de Bob Marley.

Dans le livre tu évoques le rôle des femmes et de l'amour dans la vie de Bob Marley...
Les femmes ont joué un rôle important et les chansons d’amour ont joué un rôle important, mais selon moi les chansons d’amour de Bob Marley, qui sont peut-être aujourd'hui les plus commerciales, sont des chansons politiques. Je m'écarte un peu de la question là mais je t'assure…moi qui ai connu Bob en 1975, qui suis allé le voir chez lui en 1978 à Hope Road, qui l’ai vu, qui ai fumé des pétards avec lui, qui l’ai revu en 1980 chez lui où c’était le retour du Zimbabwe…il avait encore toute cette aura. Il était dans une dynamique de…. « je vais changer le monde avec mes chansons »… c’est ce truc un peu fou, cette dimension absolument incroyable…dont il faut se rendre compte… Après toute cette période j'ai mis du temps à revenir en Jamaïque, et quand je suis revenu…que je suis arrivé dans ce truc (ndlr: le musée Bob Marley à Kingston) avec cette statue de merde au milieu, qu’on m’a dit "il ne faut pas prendre la fresque en photo parce qu'il y a des diaporamas à vendre à la boutique". Quand j’ai vu cette boutique où on vend une perruque avec des fausses dreadlocks…on est où là?! C’est quoi ce truc? Et je me suis dit "ça c’est Rita"…Si tu crois que j’ai pas souffert de cette dénaturation, de ce détournement, de ce viol de la mémoire et de la symbolique d’un artiste qui m’est haut combien cher…évidemment que j’en ai souffert, mais ce que je me rappelle dans ce contexte là qui est évidemment un contexte déplorable, un contexte de marchandisation effrénée de son image,…c'est que les chansons d’amour de Bob Marley sont des chansons politiques, de la même manière que ses chansons politiques sont des chansons d’amour. C’est là que se base aussi son génie. Une chanson comme « Is this love » c’est une chanson romantique. Il y en a plein. Dans des chansons comme « Catch a Fire » où il parle de l’amour, il parle aussi de la difficulté d’aimer. Le romantisme dans le contexte dans lequel il a grandi est impossible. L’amour romantique est impossible, ce qui d’ailleurs peut expliquer cette relation particulière qu’il va avoir avec Rita. Finalement il n'y aura peut-être pas eu d’amour romantique avec Rita. Il y a plus eu une sorte de déplacement du manque de la mère vers une femme que véritablement du romantisme. Le romantisme il va véritablement le découvrir avec Cindy Breakspeare. Et pourquoi je redis que les chansons d’amour, les chansons romantiques de Bob Marley sont des chansons politiques ? Car tu peux y apercevoir que l’accomplissement, la plénitude d’un homme arrive à ce stade de l’amour quand les autres paramètres (économiques, tels que l'habitat par exemple) de son existence sont raccords. L'amour c’est une fleur qui ne peut naître que dans un terrain où tout est réuni, où il y a une sorte d’harmonie. Il est clair que pour en arriver là, Marley qui est lui l’enfant, le fruit d’un chaos et pas du tout issu d’un terrain harmonieux, a dû passer par un certain nombre de stades. L’amour c’est le Graal absolu, c’est quelque chose qui doit aller par-delà la violence qu’il connait en Jamaïque, les déchirements intérieurs qu’il doit surmonter du fait de sa petite enfance…Le fait qu'il demande dans sa chanson « Could you be loved ?», c’est une question fondamentale et politique. « Est-ce que tu peux être aimé ? ». On ne s’en rend pas compte mais ça veut dire est-ce que tu es capable de baisser la garde devant n’importe qui et d’aller vers l’autre? C’est juste une question fondamentale.

Je ne remets pas en cause le fait qu’il croit en ses chansons, mais c’est plus qu’à un moment donné quand on essaye de suivre son parcours on a clairement l'impression qu'il y a eu une stratégie de mise en avant et d’instrumentalisation de la carrière de Bob Marley après sa mort, notamment orchestrée par Blackwell et Rita Marley, qui ont mis en avant tous ces morceaux et en ont fait une soupe pour grand public…
Prenons « Legend » qui est un bon exemple, il s’est vendu à 15-16 millions d’exemplaires. C’est un des plus gros chiffres de vente de l’histoire du disque, évidemment largement derrière « Thriller » de Michael Jackson mais c’est quand même un énorme succès. Je pense que pour le 30ème anniversaire tu verras peut-être encore d’autres choses réapparaitre et une autre forme de commercialisation, comme des albums deluxe qui sont sortis, ou des albums live …(ndlr: c'est bien le cas, LIVE FOREVER est sorti le 21 mars dernier chez Island, distribué par Universal en France)…Je suppose que sur les 16 millions de d’exemplaires qui ont été vendus, beaucoup d'acquéreurs de l'album, se sont mis à acheter « Catch a Fire », « Burning » et « Natty Dread »… Donc au final si tu veux pour moi c’est plutôt bénéfique...

La dernière question te concerne, toi qui a passé du temps sur ce livre, du temps avec lui donc du temps à réfléchir à ce qu’il a écrit, à ce qu’il a chanté, toi qui a redécouvert ses albums, qui a découvert le reggae avec lui et qui aujourd’hui s’en fait un apôtre. Donne nous les 2 ou 3 trois morceaux que tu apprécies le plus…
Sans réfléchir je dirais "Slave Driver" et "Concrete Jungle". Cette dernière est une chanson qui m'a marqué particulièrement…Je me souviens avoir été déstabilisé par ce rythme, moi qui était habitué à cette structure rythmique du rock ou de la soul où le premier temps est marqué etc… Là il y avait ce contre temps caractéristique du reggae et cette guitare… Je n’avais jamais entendu un truc pareil…
Après je suis rentré dans "Slave Driver" et là il y a eu un truc. C’est difficile à expliquer. J’en parle un petit peu dans l’introduction du bouquin où j'explique qu'il « y a tout un truc qui s’est révélé en moi ». Je pense que ça passait par l’émotion, c'est-à-dire un truc que tu ne peux pas réellement définir. L’émotion par essence c’est un truc que tu ne peux pas définir, c’est un truc que tu ne peux pas garder. Tu es pris par une émotion, après coup tu essayes de l’analyser. Là je sais que ce morceau, qui parle à la fois de cette histoire de 400 ans tout en évoquant la réalité actuelle, m’a subjugué. Tu imagines, on est en 1973, j’ai 19 ans, je n’ai aucune histoire avec cette musique, aucune histoire personnelle avec ce peuple. Donc pour moi il y a un basculement, un truc qui se fait. On peut rapporter d'ailleurs cette chanson à un fait important qui est que Bob Marley est issu d’un monde analphabéte. En Jamaïque ils ont tous été acculturé, on n’apprenait pas aux noirs à lire, pas à écrire, on leur apprenait pas du tout, il y a même une période on leur interdisait de jouer du tambour ce qui a donné après les bourous etc… La rébellion de Bob Marley est née aussi de là, d'un monde assez obscure…Quand je parle d'obscurité je ne veux pas seulement parler d'obscurité de la pensée, mais aussi d'obscurité concrète, physique…Pour être allé dans la Jamaïque des campagnes tu t’aperçois qu’il y a qu'une une petite lampe à pétrole ou aujourd'hui une petite lampe électrique (mais ça n’a pas tellement changé j’imagine). C’est donc un monde obscur. Et c’est un monde obscur de par la pensée. C'est-à-dire c’est un monde totalement absorbé par l’obscurantisme voulu par les autorités dans un but politique. Et en fait tu t’aperçois qu’un mode d’expression va réunir tous les modes d’expression. Bob Marley contient en lui cet aspect romanesque, religieux, mystique et politique. On comprend pourquoi ce personnage va devenir une synthèse de toutes les absences d’expression et de liberté d’expression qui ont marqué ce peuple. C’est pour ça qu’à un certain moment Bob Marley devient Jean Valjean, car il a une fonction presque hugollienne… « I Shot the Sheriff » c’est un western et c’est un roman d’aventure, mais c’est une chanson. C’est tout ce concentré qui fait que chaque chanson de Bob Marley a un tel poids et une telle valeur artistique et culturelle. Tu vas dans les antilles françaises tu as un Aimé Césaire, tu as un Frantz Fanon, tu as un Chamoiseau, un Edouard Glissant. Tu as tout une tradition littéraire parce qu’en France, à la différence des autres colonies sucrières, ils ont eu, surtout après la Révolution, l’idée, l’envie, le désir d’apprendre, de devenir des enfants de la république, des enfants de l’éducation nationale. On a amené les écoles. Cela ne changeait pas forcement les rapports raciaux mais au moins il y avait cette volonté d’instruire les gens. Cela a également été le cas au Cameroun et en Afrique de l’Ouest en général. Cela n’a pas du tout été le cas des anglais. Cette acculturation a fait que Bob Marley a été le petit filet d’eau qui a amené cette espèce de gros torrent, qui a ensuite submergé, et qui est devenu une mer.

J'évoquerais bien pour finir le titre "War", qui est une adaptation d’un discours de Hailé Selassié, prononcé à la tribune de l’ONU. Ce texte commence par « tant qu'une philosophie tiendra une race pour supérieure ou inférieure…il y aura la guerre ». La aussi c’est incroyable, cette phrase en trois mots elle résume toute la problématique d’un monde où l’autre, celui qui n’appartient pas à la même religion, celui qui n’appartient pas à la même race, celui qui n’a pas la même couleur de peau, pas la même origine etc …devient une menace potentielle. En quelques mots il décrit toute l’architecture paranoïaque de notre société. Mon souhait c’est qu’un jour, un professeur dans une école en banlieue, en France ou ailleurs m’appelle et me dise "vous avez écrit un bouquin sur Bob Marley, venez expliquer à mes élèves qui écoutent du Bob Marley ce que c’est pour vous". Et je leur dirait c’est de la musique, on peut danser dessus. Mais c’est aussi un sujet d’étude. C’est aussi un sujet avec lequel on peut faire réfléchir des élèves, on peut leur apprendre un petit peu à réfléchir sur l’histoire, la géographie, la politique sur des tas d’éléments. Ce type d'artistes…il y en a pas beaucoup aujourd’hui.

Première Partie de l'interview ici.

 

Par Sacha Grondeau
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