David Corio est né à Londres en 1960, il a collaboré avec les plus grands magazines musicaux et pas seulement (NME, The Face, Time Out, The Guardian ou encore le New York Times). Il est tombé amoureux du reggae dans les années 1970 et n’a cessé depuis de photographier les acteurs de cette scène, au Royaume-Uni, aux USA en passant par la Jamaïque...   Ses portraits se retrouvent sur plus de 400 pochettes d'albums sur des labels tous plus prestigieux les uns que les autres (VP, Greensleeves, Island, Trojan, Heartbeat, Jetstar, etc). Il a autant travaillé dans le milieu hip-hop et il est publié partout. Son travail se retrouve dans les musées, les galeries et des livres sur la musique. Il était à Paris au printemps à l'occasion d'une expo hip-hop où certaines de ses photographies étaient mises en valeur. Nous en avons profité pour nous entretenir avec ce photographe hors pair.

Reggae.fr : Tu es récemment passé à Paris où certaines de tes photos étaient exposées dans une expo sur le hip-hop. Peux-tu nous en parler ?
David Corio : C'était très bien. J'ai participé à une table ronde sur l'histoire et l'avenir du hip-hop. Cette expo regroupait 4 photographes : moi, Patrick Canigher, Pascal Sacleux et Rachelle Clinton. On a exposé quelques-uns de nos clichés hip-hop pris dans les années 80 et 90. L'expo se tenait à La Montgolfière, rue Yves Toudic à Paris.
 
Tu as prinicpalement travaillé entre Londre et New-York. As-tu déjà eu l'occasion de prendre des photos à Paris durant ta carrière ?
Malheureusement jamais. Paris est une ville très inspirante et il y a tellement d'endroits magnifiques dans lesquels j'aurais adoré prendre des photos d'artistes, mais la plupart des musiciens que j'ai photgraphiés habitaient ou passaient par Londres et New-York.
 
Ressens-tu une différence entre prendre en photo un artiste hip-hop et un artiste reggae, que ce soit en live ou en portrait ?
Beaucoup d'artistes hip-hop ont l'habitude de prendre la pose. Ils font des signes avec leurs mains ou ils lèvent les bras ou les poings. J'ai toujours essayé de m'éloigner de ce genre de photos, mais j'en prenais toujours quelques-unes pour leur faire plaisir. Les artistes reggae eux, ont tendance à être plus naturels. En concert, les artistes hip-hop arpentent la scène de long en large et ils ont le micro collé à la bouche tout le temps, ce qui peut être gênant pour prendre de belles photos. 
 
Selon toi, quels sont les ingrédients d'un portrait réussi ?
Bonne question. Réussir à capter la personnalité de quelqu'un dans une photo est la clé d'un bon portrait. J'ai toujours l'habitude de discuter avec la personne que je photographie. J'essaye de mettre les artistes à l'aise en leur posant des questions sur eux, sur leurs projets ou alors je les questionne sur leur passé et sur certains disques que j'aime et qui ont marqué leur carrière. Je leur tourne autour et je leur donne quelques directives pour qu'ils soient bien positionnés par rapport à la lumière. Je travaille toujours seul, sans assistant ni maquilleur ni styliste. Ça rend la séance plus intimiste et plus naturelle et je pense que ça aide les artistes à se sentir plus à l'aise.
 
Tu as grandi à Londres dans les années 60 et 70. Tu as été témoin à l'époque de la rencontre entre la musique jamaïcaine et la jeunesse anglaise, ce qui a contribué à faire émerger la culture punk. Dans ces conditions, quel a été ton premier contact avec le reggae ?
Je me souviens avoir entendu Israelites de Desmon Dekker à la radio quand j'avais à peu près 13 ans. J'étais en train de laver la voiture de mon père quand j'ai entendu ça et mon oreille a tout de suite été attirée parce que ça ne sonnait pas du tout comme la musique pop de l'époque. Par la suite, je me suis mis à écouter les émissions de John Peel tard dans la nuit sur la BBC quand il jouait du reggae et du punk à partir de 1976.
 
 
 
Avais-tu conscience à l'époque d'assister à un tournant de l'histoire de la musique et à la naissance de certains genres musicaux comme le punk ?
Oui clairement. J'avais de la chance car ma grande seur sortait avec un musicien connu plus tard sous le nom de Wreckless Eric. Il était signé chez Stiff Records. Je fréquentais l'école d'art de Gloucester quand j'avais 16 ans, en 1976. C'était le moment où le rock qu'on entendait dans les pubs s'était transformé en punk en quelques mois seulement. Je me suis retrouvé à faire des photos sur la première tournée des artistes de Stiff Records avec des artistes comme Wreckless Eric, Elvis Costello, Ian Dury et Lick Lowe. Les DJs qui accompagnaient la tournée jouaient toujours du reggae et du punk pendant les changements de plateau entre chaque groupe. C'était une période géniale.
 
Te souviens-tu du premier concert de reggae où tu as pris des photos ?
C'était le 30 avril 1978. Il y avait une grande manifestation et un énorme concert pour le mouvement Rock Against Racism. Il y avait The Clash, Tom Robinson, X Ray Spex et Steel pulse, mais il y avait beaucoup trop de monde pour que je puisse m'approcher de la scène. Heureusement, il y avait Misty In Roots qui jouait plus loin à l'arrière d'un camion donc je suis allé les prendre en photo eux et leurs fans en train de danser. C'était une superbe expérience pour moi. Sinon, le premier vrai concert de reggae auquel j'ai assisté en tant que photographe, c'était Jacob Miller avec Inner Circle au Marquee Club à Londres le 22 mars 1979. Ce concert était magique. C'est sans doute là que j'ai attrapé le virus.
 
Te souviens-tu de ton premier appareil photo ?
C'était un Pentax K1000. Un super appareil. Tout était manuel et il était aussi solide qu'un tank.
Tu l'as encore ?
Malheureusement non. J'ai été cambriolé il y a quelques années et on m'a volé plusieurs de mes appareils.
 
Tu travailles encore avec des appareils photos argentiques ?
Oui. Je ne fais plus trop de photos, mais quand j'en fais, j'utilise souvent un Hasselblad, un Mamiya 67 et un vieux Leica. J'aime aussi beaucoup le Sprocket Rocket, un appareil photo panoramique en plastique tout simple. 
 
Tu es très connu pour tes photos en noir et blanc. Or les artistes reggae portent souvent des fringues très colorées. As-tu déjà regrété de ne pas avoir pris avec toi une péllicule couleur sur un de tes shootings ?
Plein de fois ! Quand je suis en Jamaïque, je fais surtout des photos couleurs. J'ai fait beaucoup de photos en noir et blanc car je travaillais pour des magazines ou des journaux qui voulaient du noir et blanc. Je développais moi-même mes photos et je devais souvent les envoyer dès le lendemain du shooting. C'était bien avant le numérique et les jpegs envoyés par e-mail. Les pellicules couleurs coûtaient aussi cher et les journaux musicaux pour lesquels je bossais ne payaient pas beaucoup. Je travaillais beaucoup pour New Musical Express et Black Echoes et je recevais l'équivalent de 25€ par séance. Ils ne me payaient aucun frais alors je n'utilisais pas plus d'une pellicule de 36 poses par shooting, parfois même je faisais deux séances avec la même pellicule et je me déplaçais en vélo pour éviter d'avoir à payer le bus ou le train. Aussi, quand tu travailles en argentique noir et blanc, tu peux plus facilement ajouter ta propre patte que sur des photos en couleur ou sur du numérique. 
 
L'année dernière, le reggae a perdu quatre légendes, U-Roy, Bunny Wailer, Lee Perry et Robbie Shakespeare. Tu as réalisé quelques-unes des photos les plus connues de ces quatre artistes. Peux-tu nous dire un mot sur chacune d'elle ?


Ces photos ne sont pas plus connues que ces quatre légendes elles-mêmes n'est-ce pas ? Qu'ils reposent tous en paix. J'ai photographié U-Roy devant le studio Ariwa de Mad Professor. Il m'a fait penser à Big Youth que j'avais déjà shooté aupravant. Tous les deux ont été très sympas avec moi et ils n'hésitaient pas à faire des blagues. U-Roy a même déliré avec des policiers qui passaient devant nous pendant que je le prenais en photo.


 
La photo de Lee Perry a été prise quelques années plus tôt à l'intérieur du studio Ariwa. Il était là pour enregistrer le morceau Chris Blackwell is a Vampire. Bien sûr, il n'a pas eu trop besoin que je le dirige. Il prenait une nouvelle pose après chaque photo. C'était Halloween ce jour-là, il a trouvé un balais et il a pris la pose dessus. Il parlait, fumait et buvait sans cesse. Il portait des grosses bottes blanches avec écrit “GOD” sur chaque orteil et une carte avec la tête d'Haïlé Sélassié sur le dessus de chaque pied ; il disait que ça lui permettait d'être toujours en contact avec Sa Majesté. Ce jour-là, je n'avais qu'une pellicule sur moi. Je l'ai vraiment regretté. 



Robbie Shakespeare a sans doute été le plus discret des quatre dont on parle. Ce qui paraît normal pour quelqu'un qui est toujours resté en retrait sur scène. Je lui ai tiré le portrait à cinq reprises. A chaque fois il était très gentil mais plutôt timide. 



Je redoutais un peu de photographier Bunny Wailer car j'avais entendu parler de son mauvais caractère. Je l'ai rencontré dans un tout petit bureau et je lui ai demandé s'il voulait bien sortir avec moi pour trouver un meilleur endroit pour faire des photos. Il ne voulait pas aller trop loin, car il ne voulait pas trop se montrer. Il était habillé tout en treillis avec une écharpe rouge jaune vert et un bandeau dans les cheveux aux mêmes couleurs avec un lion en or dessus. J'ai été surpris par sa gentillesse et sa petite taille. Mais il compensait par sa forte personnalité et ses magnifiques yeux en amandes. Ces quatre artistes-là ont tous été de magnifiques sujets à photographier.
 
Que penses-tu de Google Image ?
Je ne l'ai jamais utilisé.
As-tu entendu parler de la grande exposition virtuelle sur Bob Marley créée par Google Art & Culture ? Qu'en penses-tu ? 
Je ne connaissais pas. Merci de m'avoir montré ça. Je dois dire que je suis assez partagé. Bien sûr j'adore Bob Marley pour sa musique et pour tout ce qu'il a fait pour le reggae, mais avec cette expo, on dirait qu'il n'existe personne d'autre dans le monde du reggae. Pourquoi ne pas avoir fait un projet sur le reggae en général plutôt que de se concentrer sur un seul ariste ? Il y a eu une expo à la Saatchi Gallery à Londres au printemps qui s'appelait Bob Marley One Love Experience et j'ai été surpris par toutes les bonnes critiques qu'elle a reçues. Je l'ai trouvée horrible et très pauvre. On n'en retirait aucune information. Pour moi c'était un attrape-touriste. Il y avait quelques photos (heureusement aucune des miennes !), des peintures faites par des amateurs non créditées et il y avait seulement une seule photo de Peter Tosh (avec Bob et Mick Jagger) et absolument rien sur Bunny Wailer. Il y a aussi une comédie musicale à Londres en ce moment qui n'est pas beaucoup mieux. Qu'en est-il des innombrables autres chanteurs, musiciens et compositeurs de reggae qui sont en permanence ignorés ? Cela crée un terrible vide pour moi. Peut-être est-ce parce que Bob incarne le côté le plus acceptable et le plus commercial du reggae ?
 
Il paraît que cette photo de Bob Marley prise au Crystal Palace Bowl à Londres en 1980 est l'une de tes préférées, ce que l'on comprend aisément. Quelle est l'histoire derrière cette photo ? 


 
J'ai été missionné par NME pour prendre des photos à ce qui fut le dernier concert londonien de Bob le 7 juin 1980 au Crystal Palace Bowl. La scène se trouvait sous un dôme, une coquille acoustique pour les orchestres, et il y avait un lac juste devant. Comme je n'avais pas un objectif très long, la seule façon pour moi d'avoir de belles photos c'était d'aller dans le lac. J'étais immergé jusqu'à la poitrine et j'étais trempé. Ce n'était pas évident de rester statique, surtout qu'une partie du public dansait dans l'eau aussi. Le plus dur était d'essayer de garder l'objectif au sec et de changer de pellicule. J'ai même abîmé la pellicule à la fin pendant le rappel et je savais que je ne pouvais prendre plus qu'une seule photo. J'ai attendu pour la prendre au bon moment. Mais je n'ai su que la photo était bonne qu'après l'avoir développée chez moi. 
 
Il paraît que Dennis Brown était l'un des artistes que tu aimais le plus prendre en photo. D'ailleurs, quand on t'a contacté pour cet interview, tu nous a envoyé un super dubplate de Dennis. Qu'est-ce que cet artiste a de si spécial pour toi ? Et quelle est ta photo préférée de lui ?
 


Tout ce que vous dîtes est vrai. Ma réponse sera peut-être longue ! Il y a plein de raisons pour lesquelles Dennis Brown est si spécial pour moi. Bien sûr, j'ai toujours adoré sa musique et je continue aujourd'hui d'acheter ses disques. J'ai eu la chance de pouvoir le photographier plusieurs fois. J'ai fait plusieurs sessions de portrait avec lui (la plupart du temps en tête à tête avec lui) depuis la première fois chez A&M Records à Londres en 1984 jusqu'à un long shooting dans mon studio new-yorkais en 1998, environ 6 mois avant son décès. On s'est toujours bien entendu à chaque fois qu'on a travaillé ensemble. C'était vraiment une belle personne. De tous les artistes que j'ai eu la chance de photographier, le seul qui avait la même aura était Curtis Mayfield. Dennis transpirait l'amour et la joie partout où il allait. Il avait toujours du temps pour tout le monde et il passait son temps à rire et à sourire. Demandez à n'importe quel musicien qui le connaissait et je suis sûr qu'il vous dira la même chose que moi. Il a vécu un moment au nord de Londres, pas très loin de là où j'habitais et on se croisait souvent par hasard, en prenant de l'essence, au pressing ou chez le marchand de journaux. C'était devenu une blague entre nous. Pendant la dernière séance qu'on a faite ensemble, il avait une petite guitare acoustique et je lui ai demandé de me chanter quelques-unes de ses chansons préférées de sa jeunesse. C'était pour la plupart de vieilles chansons de soul et de R&B. J'aurais aimé avoir de quoi enregistrer ce moment car c'était une expérience incroyable. Il faut dire aussi qu'il était un chanteur exceptionnel. Personne ne peut le nier. Il m'a confié un jour qu'il avait tout appris d'Alton Ellis et Delroy Wilson. Difficile d'avoir de meilleurs professeurs. Il pouvait chanter les chansons d'amour les plus tendres tout en étant capable de faire du roots très profond comme de la soul, de la pop, de la country ou du dancehall et tout ce qui venait de lui paraissait tellement naturel. C'était aussi un très bon artiste sur scène. Je l'ai vu plusieurs fois en concert et c'était toujours très bon du début à la fin. Depuis que je fréquente les sound systems à la fin des années 1970 à la grande époque de Jah Shaka jusqu'à aujourd'hui, on entend toujours au moins un titre de Dennis Brown en soirée. Et chaque fois qu'on entend un dubplate de Love Jah, Promised Land ou Don't Want To Be No General, tu peux être sûr que ça retourne la danse. Le sound system est le véritable coeur de la musique roots et du reggae, mais combien de fois entend-on un titre de Bob Marley en sound system ? Dennis Brown, lui, est joué à chaque fois. En ce qui concerne ma photo préférée, c'est presque impossible pour moi de répondre. Mais il y en a quand même une tirée de la toute première séance que j'ai faite avec lui que j'ai toujours aimée.
 

 
Que conseillerais-tu à un jeune photographe qui souhaite se lancer dans une carrière de photos de musique ?
Les choses ont beaucoup changé depuis l'époque où j'ai démarré. Aujourd'hui, tout le monde a un appareil photo sur son téléphone et les réseaux sociaux ont changé la façon dont les gens regardent les photos aussi. Et je ne parle même pas de l'aspect business. Moi, j'ai commencé à une époque où il y avait beaucoup de petits magazines, de journaux et de labels qui étaient en recherche de photos. Je pense qu'aujourd'hui c'est beaucoup plus compliqué. Celui qui se lance aujourd'hui doit savoir qu'il est obligé de se diversifier. C'est dur de réussir à vivre de la photo alors il faut être passionné et essayer de rencontrer le plus de gens possible et de montrer ses photos au plus grand nombre (et pas seulement sur les réseaux sociaux). Il ne faut pas s'attendre à gagner beaucoup d'argent et malheureusement, il faut s'attendre à se faire voler, quel que soit le milieu musical dans lequel on évolue. Il faut essayer de photographier d'autres choses, tenter de participer à des expos et contacter beaucoup d'éditeurs, de directeurs artistiques et surtout ne pas se décourager si on ne reçoit pas de réponses. D'un point de vue technique, je dis toujours aux jeunes photographes que ça vaut le coup d'apprendre à faire des photos argentiques en noir et blanc et de savoir développer soi-même ses photos. Pour moi c'est important de connaître tout le processus et le travail complet d'un photographe au sens propre. Ce n'est pas facile de trouver une chambre noire de nos jours mais c'est une bonne manière d'apprendre à se perfectionner techniquement. On apprend ainsi de nos erreurs et ça permet de réaliser qu'il faut être patient pour être un bon photographe. C'est important aussi de consulter beaucoup de livres de photos, d'aller à des expos des grands noms de la photo et d'essayer de deviner quels objectifs et quelles expositions ont été utilisés. Cela prend du temps mais c'est aussi un bon moyen d'apprendre et de progresser.

Quel est ton prochain projet ?
J'avais sorti un livre en 1999, The Black Chord, qui regroupait mes photos de musiciens noirs de blues, jazz, reggae, R&B, hip-hop etc. avec des textes de Vivien Goldman. Ce livre est sur le point d'être réédité avec une nouvelle mise en page pour le printemps 2023. J'ai aussi un livre quasiment prêt sur 35 ans de photos reggae mais c'est dur de trouver un éditeur dans le contexte actuel. Si quelqu'un lit ces lignes et qu'il a une idée, je suis preneur ! J'ai aussi quelques expositions prévues en Italie et au Japon dans le courant de l'année.